mercredi 16 décembre 2015

Maxence Fermine : LE PAPILLON DE SIAM, Albin Michel 2010


Maxence Fermine fait sortir de l'oubli un certain Henri Mouhot, naturaliste et explorateur du début du XIXe siècle. 

Dans un roman court et aérien, il retrace la vie de celui qui, pour plaire à la reine d'Angleterre, mais encore plus pour répondre à son besoin d'aventures, part pour l'Asie lointaine. Il s'est engagé à lui ramener un papillon "de taille gigantesque, aux couleurs mêlées d'or, de bleu et de vert (...) d'une variété nouvelle et inconnue" appelé papillon de Siam. 

Mais est-ce un effet papillon qui s'ignore, ses recherches infructueuses lui feront faire une découverte encore plus grande, celle du site d'Angkor. 

"C'est là, dans ce lieu hors du temps, alors qu'il recherche désespérément un papillon qui se dérobe à lui qu'Henri Mouhot parvient au coeur du tombeau d'une race disparue.
Etonné, hagard, ébahi devant tant de trésors que la nature a dérobés aux regards des hommes pendant de nombreux siècles, il demeure de longues heures dans ce sanctuaire, sans savoir où il se trouve, s'il rêve ou non, et si tout ce décor n'est pas seulement un mirage".

J'ai lu ce livre il y a quelques mois déjà, et il m'en reste un goût d'audace, de ténacité, de persévérance, et le récit dense mais léger à la fois, d'une passion que rien ne pouvait arrêter.

J'aime la manière donc Maxence Fermine raconte cette vie, sans pathos, sans en faire des tonnes, et en y apportant son style dépouillé mais non dénué de poésie.  

mardi 10 novembre 2015

Vassilis Alexakis : L'ENFANT GREC, Gallimard, 2012


Un livre terminé depuis plus de quinze jours, mais auquel je repense, qui me revient en mémoire, bref, que je ne suis pas prête à oublier.

Et pourtant, rien d'extraordinaire, pas d'actions débridées, pas d'énigme insoluble... c'est peut-être bien là que réside la particularité de cet ouvrage, une aventure tranquille, calme, mais obstinée, qui va au rythme du pas que permettent les béquilles, mais une aventure au coeur de la découverte de la lecture, au coeur du métier d'écrivain.

Alexakis nous raconte comment, ayant subi une opération suite à un anévrisme, il se retrouve obligé de quitter son 5ème étage sans ascenseur pour une chambre d'hôtel situé non loin du jardin du Luxembourg. Chaque jour il y fait une petite promenade, y rencontre toutes sortes de personnes, se remémore ses lectures d'enfants à la faveur de la découverte des nombreuses statues d'écrivains qu'il y trouve. Petit à petit, le Jardin n'a plus de secret pour lui, à tel point qu'il l'intègre à son imaginaire et que les personnes croisées deviennent elles-mêmes des personnages de fiction.

Du théâtre de marionnettes d'Odile, en passant par l'auberge, sans oublier ni les toilettes publiques, où oeuvre la charmante Marie-Paule, ni le Sénat que M. Jean, ancien bibliothécaire, connaît comme sa poche, Alexakis dresse le décor de ses réflexions, de ses souvenirs et finalement du roman qu'il est en train d'écrire. 

"Je parlais quelques fois de ces personnages avec mon frère, puisqu'ils avaient été également ses amis. (...) S'il avait été encore en vie, je lui aurais téléphoné cent fois depuis que j'ai commencé ce récit pour lui demander des précisions sur le caractère de tel ou tel personnage. Je suis à présent obligé de recourir à des encyclopédies, de consulter des oeuvres. Si j'ai entrepris de ressusciter tout ce monde c'est peut-être avant tout parce qu'il me rappelle mon frère. J'ai ouvert après tant d'années la porte de la remise de Callithéa pour le retrouver, lui. Je suis en train d'écrire un roman selon son coeur étant donné qu'il se passionnait non seulement pour les "Classiques illustrés", mais aussi pour Guignol et sa bande. Il aurait sûrement pris plus de plaisir que j'en ai eu à déambuler dans les couloirs du palais du Luxembourg, car il aimait le faste."

La présence des personnages mythiques de nos lectures de jeunesse est si forte que l'auteur se laisse emporter lui-même par son récit et qu'à plusieurs occasions l'imagination fait déraper la réalité et que tout ce petit monde se retrouve des accointances avec les héros de jadis. 

Un grand livre, un grand auteur !

En surfant sur Internet, j'ai trouvé cette interview d'Alexakis. Je n'arrive malheureusement pas à intégrer la vidéo, mais vous pouvez cliquer ICI pour l'écouter.

dimanche 8 novembre 2015

Frédérique Deghelt : LE VOYAGE DE NINA, Librairie générale française, 2014


Qu'est-ce qui pousse un éditeur à choisir un livre plutôt qu'un autre lorsqu'il décide de faire une action "livre offert " ?

Si j'en juge par celui-ci, j'aurais tendance à penser que c'est pour s'en débarrasser, mais je soupçonne le marketing d'avoir des stratégies plus complexe.

En tout cas, même s'il va trouver sa place dans ma bibliothèque à la lettre D, cela m'étonnerait beaucoup que je l'en ressorte un jour, même pas pour le refiler à quelqu'un d'autre.

Quel ennui ! Sous couvert de "road movie" (une jeune fille, ayant perdu ses parents est confiée à ses grands parents qu'elle ne connaissait pas. Avec l'aide de ses amis collégiens, elle fait une fugue), Frédérique Deghelt nous déroule une série de poncifs bien-pensants sur l'amitié, l'amour, la mort... dans des décors dignes de prospectus de voyage, dans une atmosphère de bisounours, où même les méchants n'arrivent pas à leurs fins !

Le comble c'est que Frédérique Deghelt a l'air de savoir qu'elle écrit de la daube. Voyez plutôt :

"Ajoutons à cela que ça m'est déjà arrivé souvent, en voyant un film, d'être exaspérée parce que le paysage, les biches, les bêtes sauvages, la lumière sur les marais, la mer au loin, le galop sur la plage, le jour qui décline... Le type est beau, la fille est en train de tomber amoureuse grave... Ils en ont fait un peu trop. Ils y sont allés fort et ça sent l'eau de rose à plein nez. C'est plus du romantisme, ça bave et ça devient de la guimauve écoeurante.... Eh bien voilà. Dans la vie ça existe aussi."

C'est cette dernière phrase qui cloche... Non, Mme Deghelt, dans la vie on rencontre certainement des gens généreux, ouverts et qui vous dépannent, mais pas que...

mercredi 4 novembre 2015

Alessandro Baricco : Mr GWYN, Gallimard, 2011


Alessandro Baricco est un auteur dont je n'hésite jamais à acquérir un livre lorsque je tombe dessus lors de mes trop rares passages en librairie.

Je l'ai trouvé à l'aéroport et c'est donc dans les bagages de retour de mon dernier voyage en Suisse, que je l'ai embarqué. 

Bouquin d'aéroport (avant on disait "littérature de gare") ? Non, bien au contraire. Il s'agit d'une réflexion peu banale sur le métier d'écrivain, mais avec toujours la légèreté et la finesse dans le propos que l'on connaît à cet auteur. 

Nous sommes à Londres où Mr. Gwyn, auteur à succès, décide de ne plus se prêter aux contingences liées à son métier : discussion dans les classes, interview, séances photo "le menton dans la main, songeur", mais surtout, et au grand dam de son éditeur et ami, de ne plus écrire. C'est sans compter le sentiment de vide qui s'installe, après une courte période euphorique de liberté.

"Il y avait un tas d'autres choses dont il ne devait plus se préoccuper. Il était comme un de ces chevaux qui, débarrassés de leur écuyer, reviennent en arrière perdus, au petit trot, tandis que les autres sont encore à se démener pour atteindre la ligne d'arrivée avec un classement quelconque. Le plaisir généré par cet état d'âme était infini."

C'est en visitant une galerie de portraits qu'il décide de reprendre la plume. Lui qui n'est pas doué en peinture dressera le portrait intime de quelques personnes sciemment choisies à l'aide des mots qui lui sont si chers. Il ne s'agit bien sûr pas d'une description, mais de découvrir non pas "des personnages, mais des histoires. (...) Chacun de nous s'arrête à l'idée qu'il est un personnage engagé dans Dieu sait quelle aventure, même très simple, or nous devrions savoir que nous sommes toute l'histoire et pas seulement ce personnage. Nous sommes la forêt dans laquelle il chemine, le voyou qui le malmène, le désordre qu'il y a autour, les gens qui passent, la couleur des choses les bruits".

Pour parvenir à son but, il met en place un dispositif semblable aux séances de pose chez un peintre, condition nécessaire pour permettre à ses sujets de "revenir chez eux". 

Mr. Gwyn se définit dès lors comme "copiste". Ce n'est qu'à la fin de l'ouvrage que ce terme trouvera son vrai sens.

Un livre qui se lit d'une traite, qui vous charme, vous ravit, vous interroge sans jamais alourdir le plaisir que vous prenez à suivre cet écrivain dans sa démarche peu banale.

samedi 31 octobre 2015

Yasmina Khadra : QU'ATTENDENT LES SINGES, Julliard, 2014


En effet, qu'attendent les singes pour devenir des hommes ?!

Qu'attend l'humanité pour évoluer, qu'attend l'Algérie pour répondre aux rêves qu'elle avait suscités à la libération ? 

Sous couvert de roman policier, Yasmina Khadra dresse un portrait cruel de l'état acutel de son pays, où les anciennes "gloires" se sont transformées en "super citoyens exonérés d'impôts" au titre de la "légitimité historique" et qu'on appelle les "rbobas".

Tyran de l'ombre, de sa retraite dorée, M. Hamerlaine tire les ficelles du pouvoir, se fait craindre de la classe politique tout autant que de la presse corrompues. 

"Vous êtes un gros patron de presse, et on ne dirige pas ses journaux par télphathie. Les choses mutent sans arrêt et exigent un traitement approprié immédiat. Il y a péril en la demeure, monsieur l'Information et le "printemps arabe" n'arrange rien à rien.
- Je vous assure que je n'étais pas bien du tout, couine Ed, conciliant. J'étais saturé. Il me fallait prendre du recul.
- Allons donc on ne recule plus de nos jours, on régresse." 

Si certains se rebiffent et tentent de se faire oublier, la plupart, ministres, préfets, et j'en passe, se plient aux invectives des "rbobas". Le tableau est sombre mais pas sans espoir.

En effet, une femme - et ce n'est certainement pas un hasard si Khadra a décidé de confier le rôle de commisaire à une femme - ne recule pas, ne régresse pas; elle fonce et cherche, sans se laisser intimider, l'assassin d'une jeune-fille. L'enquête la fait remonter jusqu'au plus haut, jusqu'à Hamerlaine.

Les témoins sont éliminés les uns après les autres et malgré sa détermination, Nora elle aussi sera victime des bassesses que ce pouvoir n'hésite pas à mettre en oeuvre pour préserver ses privilèges. 

Alors, les singes ne deviendront-ils jamais des hommes ? Si ! Le trop plein, la rage, le besoin de prendre sa revanche sur une vie qui perd son sens, et par-dessus tout celui de retrouver sa dignité, finira pas triompher par le plus insignifiant des acteurs, par le plus faible, par le plus impuissant.

"Enserré dans un costume presque neuf, il sort sur le palier, descend la rue éclatante de soleil, hume à pleins poumons l'air du dehors et, purgé de ses vieux démons, il se laisse emporter par la foule, certain d'être enfin devenu un homme, et digne de marcher parmi ce magnifique peuple qui est le sien."

Khadra est décidément un auteur à suivre. Le regard qu'il porte sur la marche du monde et sur l'Algérie en particulier, est empreint de critique sévère, de dénonciation - avec un certain courage il faut bien l'admettre - mais n'est jamais désespéré, même si le retour à la dignité nécessite la violence.

vendredi 2 octobre 2015

Jean Teulé : LES LOIS DE LA GRAVITE, Julliard, 2003


Grand moment de solitude pour le lieutenant Pontoise quand une femme débarque dans le commissariat où il est de garde, pour se dénoncer et avouer le meutre de son mari qui avait été classé comme  un suicide.

La gravité ce n'est pas seulement celle qui vous attire irrémédiablement vers le sol une fois jeté du haut d'un 11ème étage, c'est aussi celle de savoir comment vivre avec la culpabilité, comment refuser de prendre une déposition qui risque d'envoyer derrière les barreaux pour une vingtaine d'années une femme qui avait toutes les "raisons" de se débarrasser d'un mari violent, ; comment faire passer le temps pour que les trois heures restant avant la prescription du crime ne mette un point final à ce dilemne.

C'est ce que Jean Teulé, avec humour et tendresse pour ses personnages, s'emploie à nous expliquer dans ce très court récit.

"Dire que Pontoise est déboussolé est peu dire... Il est totatlement paumé face à cette femme dévorée de la plus légitime, de la plus pure, de la plus touchante des impatiences :
- Arrêtez-moi.
Elle est raidie, immobile et le corps droit.
Lui s'agite dans son uniforme bleu marine et dans les feuements de tergal, écarte les bras à droite, à gauche, ouvre partout dans le bureau des portes de secours. Il mériterait la médaille de sauvetage. L'écusson de police nationale rebondit sur son coeur au rythme des phrases que lancent ses lèvres comme des bouées, espérant que la criminelle s'accroche à l'une d'elles. C'est désordonné. Ca saute du coq à l'âne :
- Mettez ce souvenir à pourrir dans un trou. / Le remors est une cendre. / Bon, bien sûr on ne doit pas se faire justice soi-même sinon c'est le bordel. / Mais là, c'est fait, c'est fait. On ne peut pas revenir en arrière. / Toute nuit fait place au matin. / Les larmes s'évaporent."

Acheté à l'aéroport de Genève, avant de m'embarquer pour rentrer en Grèce, je l'ai lu dans le train entre Athènes et Corinthe et je n'ai pas vu le temps passer. Un agréable moment où la gravité n'a pas manqué de légèreté !


Arto Paasilinna : LES MILLE ET UNE GAFFES DE L'ANGE GARDIEN ARIEL AUVINEN, Denoël, 2014


On sait qu'il n'est pas facile de gagner son paradis, mais il semble bien, à lire Arto Paasilinna, qu'il est encore plus compliqué d'y rester et surtout d'y travailler en tant qu'ange gardien. Et ce qui est terrible, c'est que même si on a eu une vie exemplaire, il n'est pas sûr que l'on soit automatiquement qualifié pour ce job !

En tout cas, c'est ce que nous démontre, avec forces péripéties et loufoqueries cet auteur qui a décidément de l'imagination et de l'humour à revendre.

"Oskari était suffisamment remis pour pouvoir aller avec elle ramasser les livres dans les champs de Lettopohja. Il leur fallut cependant d'abord attendre la police. Celle-ci arriva une demi-heure plus tard en la personne d'un agent qui interrogea les deux hommes sur les circonstances de l'accident. Aaro expliqua que l'accélérateur du fourgon s'était bloqué à fond, l'obligeant à dépasser la vitesse autorisée. Il n'aurait pas roulé à deux cents à l'heure, sinon, et surtout pas à l'approche d'un passage à niveau.
"Si on avait ralenti, le train nous aurait écrasés", tenta de plaider Oskari Mättö.
Le policier nota : le conducteur admet avoir roulé à 200 km/h dans un corbillard, le coupable est une pédale."

On l'a compris, plus l'ange gardien Ariel Auvinen tente d'aider son protégé, plus il l'entraîne dans des situations invraisemblables et dangereuses, au point que même satan, se dit qu'il ferait une bonne recrue parmi ses anges déchus.

Mais comme toute personne atteignant son niveau d'incompétence, Ariel sera promu responsable des anges gardiens de toute la Finlande... !

Je me suis beaucoup amusée à lire ce court roman et décide d'inscrire Arto Paasilinna dans la liste de mes prochaines lectures.

dimanche 27 septembre 2015

Günter Grass : LE CHAT ET LA SOURIS, Ed. Seuil, 1961


Curieux témoignage que ce roman dédié à la fascination d'un jeune adolescent pour son camarade, qui semble si grand déjà, du haut de son année supplémentaire. On est près de Dantzig, dans la Pologne germanique, pendant la deuxième guerre mondiale.

Le narrateur se conduit réellement comme un chat, à surveiller, suivre, attraper, puis relâcher, cette souris qu'est le Grand Mahlke avec sa pomme d'Adam hypertrophiée. 

On suit un petit groupe de collégiens, dans leurs jeux, leurs après-midis passés sur l'épave d'un bateau échoué. La guerre n'est ressentie que par l'absence des pères ou des frères morts au front, par la mise en scène d'un ancien élève revenant, décoré de la croix de fer, et magnifiant ses batailles, en revanche la nazification est présente tout au long de ce récit.

"(...) je lui parle de Mahlke et de la Vierge de Mahlke, de la gorge de Mahlke et de la tante à Mahlke, de la raie au milieu qu'avait Mahlke, d'eau sucrée, de phonographe, de hibou blanc, tournevis, pompons de laine, boutons phosphorescents, de chat et souris et de mea culpa; comme quoi le Grand Mahlke était assis sur la péniche, et moi, sans hâte, je nageais vers lui en brasse, en dos; car seul j'étais comme qui dirait son ami, si l'on pouvait être l'ami de Mahlke. En tout cas je m'y efforçais. Même pas ! Je trottais spontanément à côté de lui et de ses attributs variables. Si Mahlke avait dit : "Fais ci ou ça !" je l'aurais fait et encore davantage. Mais Mahlke ne disait rien; il tolérait sans un mot, sans un geste que je courre après lui, que j'aille le prendre dans l'allée de l'Ouest bien que ce fût un détour, afin d'obtenir licence d'aller à l'école à son côté".

Comme vous pouvez le constater, le style et la syntaxe de Grass ne sont pas des plus simples et j'ai parfois dû lire à haute voix certains passages, pour y trouver le rythme et ne pas me perdre dans ses longues phrases relevant plus de la bousculade des pensées et des émotions du jeune protagoniste que de la volonté narrative de l'auteur.

J'en retiens le témoignage d'une jeunesse tiraillée entre le besoin de reconnaissance et d'approbation de la part des autorités - que ce soient des professeurs, des parents ou de l'Église  - et le besoin de s'émanciper tout en ayant pour seule perspective, l'embrigadement dans les jeunesses hitlériennes.

Ce roman est le deuxième de la trilogie commencée par le fameux "Tambour" (qui m'avait semblé beaucoup plus facile à lire) et qui se termine par "Les Années de chien", que je vais me procurer au plus vite.

mardi 22 septembre 2015

Anne Cuneo : LES CORBEAUX SUR NOS PLAINES, Bernard Campiche Editeur, 2005


Démarche intéressante que celle d'Anne Cuneo pour ce récit : ayant retrouvé en 2005, une copie (stencil) de son premier essai d'écriture qui datait de 1965, elle décide de reprendre ce texte, de le débarrasser du superflu et des "italianismes" comme elle les appelle, pour n'en garder que l'essentiel. Un texte qu'elle avait oublié et qui n'avait pas su retenir l'attention des éditeurs.

En fait, cet ouvrage est l'objet de deux récits : celui qui fait la trame de son roman et celui de sa reprise en main, près de 40 ans plus tard.

Le roman proprement dit met en scène une jeune italienne de 14 ans qui voit ses parents être fusillés par l'occupant allemand et se retrouve, une ou deux heures plus tard, abandonnée dans un fossé après avoir été violée par les hommes du peloton d'exécution. 

Ce traumatisme va peser sur les relations qu'elle nouera ou ne pourra pas nouer avec les autres, jusqu'à ce qu'elle retrouve, des années plus tard, l'officier allemand, déserteur, qu'elle avait soigné durant les dernières années de la guerre.

Cette rencontre est le prétexte pour Anne Cuneo d'affirmer ses idées pacifistes voire internationalistes, ses luttes pour la libération de la femme, et ceci bien avant 1968 !

"Ah oui, vraiment, quel héros ! Il s'est sacrifié. Une jeune fille à la fois jolie, bien faite, cultivée, pleine d'élan et de spontanéité... Il a sûrement dû se forcer. Mais à quelle époque vivons-nous ?"
Elle s'était levée, avait fait le tour de son bureau, avait pris le menton d'Elena qui s'obstinait à fixer le sol et l'avait forcée à la regarder.
"Est-ce que tu as sérieusement pensé pendant toutes ces années que tu as passées ici, chez moi, que tu étais une fille "ruinée", comme ils disent en Sicile ?"
"Les garçons prétendent toujours que..."
"Evidemment, tu étais complètement finie, et tous ces jeunes gens qui assiègent la maison depuis des années pour que tu sortes avec eux n'insistaient que par pitié."
"Tu sais bien ce qui se serait passé si je leur avais raconté quoi que ce soit."
"Tu as essayé ?"
"Non, évidemment pas."
"Je vais te dire, Mademoiselle la petite-bourgeoise bigote comme pas deux. Tu n'es qu'une ancienne combattante de quatre sous. Comme ton mec. Vous formez une belle paire, tiens !"

Si vous n'avez rien lu d'Anne Cuneo, ne commencez pas par celui-ci : malgré le travail qu'elle a effectué sur son premier texte, il y reste, à mon avis, quelque chose d'inachevé, si je le compare à d'autres de ses romans (Station Victoria, le Maître de Garamond, etc.) En revanche, si vous connaissez déjà cet auteur, vous y retrouverez les prémisses de son style si personnel, et vous apprécierez le récit de sa démarche littéraire.

dimanche 20 septembre 2015

Serge Perez : DOMMAGE POUR MOI, Actes Sud, 1999c


Qui a dit que 16 ans c'est le bel âge ? En tout cas pas Serge Perez, auteur que je découvre dans la bibliothèque de ma soeur.

Oui, dommage d'arrêter l'école au début du lycée, dommage de se sentir nul, dans un monde de travailleurs adultes sans égards pour le jeune arpète maladroit, dommage de n'être pas assez bien aux yeux des parents de la fille que l'on aime, dommage de ne rien savoir de son propre frère et encore plus dommage d'apprendre la vérité...

J'ai bien aimé ce livre sans prétention, mais avec un sens aigu des sentiments et des doutes qui peuvent pourrir la vie d'un jeune qui débute dans la vie. On y trouve également une présentation en filigrane de ce qui sépare, encore aujourd'hui les classes laborieuses de la bourgeoisie bien installée, sans dogmatisme pour autant.

"Non les parents de Pilou avaient le coeur sur la main, des coeurs énormes qui souvent vous donnaient envie de pleurer. (...) Je les aimais car ils détenaient entre autres le pouvoir d'en abuser, de profiter de leur condition. Mais non, non, eux donnaient simplement, largement. Et pas du tout comme certains donnent très gentiment tant ils n'ont guère que leur gentillesse à vous offrir. Ce n'était pas non plus un choix, car leur gentillesse était tout naturelle, toute spontanée, pas même la gentillesse de ces types que ça tracasse un peu de vivre plus aisément que les autres et qui redoutent alors qu'un de ces quatre la foudre ne jaillisse du doigt de dieu pour venir leur fendre le crâne si toutefois, ils ne partageaient pas un peu, bref, ce genre de geste que l'on prodigue pour éloigner le mauvais oeil. Et encore moins cette gentillesse tout à fait horrible qui consiste à se faire passer pour ce que l'on est pas si toutefois à l'être, on y trouve quelques intérêts. C'étaient des gestes purs. Non, je ne pouvais guère les imaginer monstrueux ses parents, je ne pouvais pas."

Lecture agréable, qui ne va pas bouleverser votre imaginaire, mais vous permettre de passer un bon moment.

mercredi 2 septembre 2015

Douglas Kennedy : CINQ JOURS, Belfond, 2013


Arrivée à 42 ans, Laura Warren se sent de plus en plus mal dans sa vie tant professionnelle que personnelle. A la faveur d'un congrès de radiologie, sa vie semble pouvoir prendre un tournant, mais....

Beaucoup de déception à la lecture de ce roman qui semble vite pensé, vite conçu, vite écrit. Est-ce la rançon du succès, est-ce que la pression des éditeurs est trop forte, Douglas Kennedy  "pisse de la copie" et fournit le service minimum requis se conformant à un style de roman à l'intrigue sans surprise et au format convenu.

Dommage, car le début semblait prometteur : considérée comme une excellente  technicienne en radiologie, Laura supporte de moins en moins le stress de la découverte des cancers et autres tumeurs mettant en danger les patients auxquels elle fait passer des scanners. 

"J'ai poussé un soupir de soulagement en plaquant une main sur ma bouche, et c'est alors que j'ai pris conscience des battements précipités de mon coeur. A la joie de savoir que le cerveau de Jessica ne présentait aucun signe de mauvais augure s'ajoutait le désarroi profond à l'idée que je m'étais mise dans cet état de stress. Cette réaction soulevait une question troublante : est-ce ce qui vous arrive quand vous vous imposez pendant des années un rôle qui va intrinsèquement à l'encontre de votre véritable nature, quand les attaches du masque se relâchent et que celui-ci commence à révéler aux autres une partie de vous-même que vous avez voulu cacher à toute force tout ce temps, des cicatrices plus ou moins anciennes?"

Alors pourquoi la rencontre fortuite d'un homme banal qui se révèle être un compagnon intéressant et agréable tourne-t-elle au roman de gare ? Pourquoi la fin semble baclée, échappant de justesse à un happy end romantique pour tomber dans une banalité impardonnable ? 

On est très loin de "Cul de sac" très très loin !

dimanche 16 août 2015

Rachel Joyce : LA LETTRE DE QUEENIE, Tout ce qu'elle n'a pas pu dire à Harold Fry, XO Editions, 2014


Quelle bonne idée a eue Rachel Joyce d'écrire l'autre versant de l'histoire d'Harold Fry, dont je vous avais parlé ICI.

On se rappelle qu'Harold Fry avait décidé de traverser à pied l'Angleterre pour apporter une lettre à son ancienne collègue et amie Queenie, qui était en fin de vie dans un centre de soins palliatifs.

Dans ce roman-ci, on reste avec Queenie, qui malgré la fatigue et la douleur, écrit une ultime lettre à son ami, lettre dans laquelle elle lui avoue "tout ce qu'elle n'a pas pu lui dire" au temps où ils se côtoyaient. 

"Je t'ai cherché, Harold, au cours de ces années où j'ai vécu sans toi. Pas un jour ne s'est écoulé sans que je pense à toi. Il y eut un temps où j'espérais que cela s'arrête et où je m'efforçais d'oublier, mais cela me demandait tant d'énergie que c'était plus facile d'accepter le fait que tu étais une partie de moi et de continuer à vivre."

J'ai retrouvé la souplesse d'écriture de Rachel Joyce, sa capacité à raconter des choses, sommes toutes bien tristes, sans jamais tomber dans le pathos, la délicatesse avec laquelle elle nous fait entrer dans l'intimité cachée de ses personnages, tout en respectant leur pudeur.

Elle réussit à réunir ces deux êtres, au-delà des vicissitudes de la vie, et c'est un portrait de femme ordinaire et pourtant si attachante qu'elle nous donne à découvrir.

Si vous avez aimé son premier roman, il ne faut pas manquer celui-ci.

jeudi 23 avril 2015

Gilbert Sinoué : L'HOMME QUI REGARDAIT LA NUIT, Flammarion, 2012


L'histoire de la rencontre entre deux personnes qui souffrent, l'une dans sa chair, poliomyélite, l'autre dans son âme, une culpabilité insurmontable.

Suite à une opération qui a mal tourné, un chirurgien français (d'origine égyptienne, tout comme Gilbert Sinoué), se retire sur l'île de Patmos pour essayer d'échapper à ses Erynies. Mais, on le sait depuis l'antiquité, ces dernières ne nous lâchent jamais et nous forcent à des exploits, contre nous-même surtout, avant de nous laisser retrouver la paix de l'âme. 

Le roman est agréable à lire, mais pourquoi ai-je toujours eu l'impression que je devinais, avant les personnages, ce qui allait leur arriver ? Pourquoi faut-il attendre la toute fin de l'histoire pour être un peu "surprise" ? Pourquoi, alors que le sujet est profondément humain, ai-je tout le temps eu l'impression d'un alignement de bons sentiments, de déballage de grandes vérités ? 

"C'est pourtant simple, mon ami. Nous avons toujours une vie à sauver. Sans doute pas totalement, pas définitivement, mais elle existe. Tous les jours, sans le savoir, nous passons à côté de futurs suicidaires.
Lorsqu'il avait prononcé ces mots, jamais le docteur Papadakis n'aurait pu imaginer combien il disait vrai."

Décidément, je n'ai pas croché ! Et peut-être encore moins du fait du décor, l'île de Patmos, avec une impression de papier mâché, comme si le Routard avait pris la peine de rester un peu plus longtemps en Grèce et avait pris la peine de lire Kazantzakis. 

mercredi 22 avril 2015

Emmanuel Carrère : LE ROYAUME, P.O.L. Ed. 2014


Emmanuel Carrère, s'attaque ici à une des faces les plus intimes de sa personnalité, son rapport avec la religion et plus particulièrement la catholique.

Dans une première partie il nous raconte, non sans humour, comment, pendant trois longues années, il s'est efforcé d'être catholique. Il a cherché dans cette religion le soulagement à un mal-être et à une insatisfaction lancinante. Il se convertit et se lance à corps perdu dans la recherche du mérite de la communion. Son programme journalier est bien réglé. Après avoir emmené son fils à l'école, passé une heure à la piscine, il rejoint son studio :

"La première heure est vouée à saint Jean. Un verset à la fois, en garde à ce que mon commentaire ne tourne pas au journal intime, avec introspection psychologique et souci de garder trace.(...) De mon mieux, je chasse l'idée du livre à venir, je me concentre résolument sur l'Evangile. Même si le Christ m'y parle de moi, c'est à lui et non à moi que je veux désormais m'intéresser.
(Quand je relis ces cahiers aujourd'hui, je saute ces réflexions théologiques auxquelles j'attachais tant d'importance, comme on saute, dans Jules Vernes, les exposés de géographie. Ce qui m'intéresse et souvent m'effare, c'est évidemment, ce que je dis de moi)."

Cette crise, comme il l'appelle lui-même se terminera à la Pâques orthodoxe, car après toute une période de doute. "L'Evangile devient lettre morte".

Mais Emmanuel Carrère ne s'arrête pas là. Une dizaine d'années plus tard, il s'interroge sur la foi et décide de mener une enquête sur les origines de cette religion, sur les écrits qui la fondent et sur cette "histoire d'un guérisseur rural qui pratique des exorcismes et qu'on prend pour un sorcier. Il parle avec le diable, dans le désert. Sa famille voudrait le faire enfermer. Il s'entoure d'une bande de bras cassés qu'il terrifie par des prédictions aussi sinistres qu'énigmatiques et qui prennent tous la fuite quand il est arrêté."

Pour ce faire, il reprend les Actes des Apôtres, les Épîtres de Paul, dont il dresse un portrait en dissident, d'un Luc quasi romancier. Il compare les textes attribués aux quatres Evangélistes. Il en souligne les contradictions, les divergences. Il se fait historien en analysant l'évolution de ce qui, dans ce milieu du premier siècle, ressemble plus à une secte qu'à une religion. 

"Luc parfois se contente de recopier Marc, mais la plupart du temps il fait ce que je viens de montrer. Il dramatise, il scénarise, il romance. Il ajoute des "il leva les yeux", "il s'assit", pour rendre les scènes plus vivantes. Et quand quelque chose ne lui plaît pas, il n'hésite pas à le corriger.
J'ai parlé, pour certains détails de l'Evangile, de leur "accent de vérité". C'est un critère auquel je crois, tout en reconnaissant qu'il est très subjectif. Un autre critère est celui que les exégètes appellent "le critère d'embarras" : quand une chose devait être embarrassante à écrire pour son rédacteur, il y a de fortes chances qu'elle soit vraie. Exemple : l'extrême brutalité des relations de Jésus avec sa famille et ses disciples, Ce qu'en dit Marc, il y a tout lieu de le croire. Ce qu'en fait Luc, moins. Le premier raconte que les siens sont venus chercher Jésus pour le faire enfermer, le second qu'ils n'ont pas pu l'approcher à cause de la foule. Le premier, qui était pourtant le secrétaire de Pierre, montre Jésus repoussant celui-ci en le traitant de Satan, le second coupe la scène, comme il coupe ou arrange toutes celles où les disciples apparaissent comme une bande d'abrutis- sauf quand elles visent Jean, contre qui il avait une dent."

Mon billet est bien plus long que d'habitude, mais il faut dire que l'ouvrage compte quand même quelques 630 pages et qu'il y aurait encore bien d'autres choses à souligner. 

C'est une livre passionnant, dans lequel on sent le plaisir que l'auteur a eu à l'écrire "de bonne foi" comme il aime à le dire en conclusion. 

dimanche 15 mars 2015

Ersi Sotiropoulos : DOMPTER LA BÊTE, Quidam Editeur, 2011 (2003)


La Grèce du début des années 2000, dans la période d'euphorie qui a précédé les jeux Olympiques à Athènes, avant que la crise ne soit déclarée, mais alors que toutes les prémisses y sont bien présentes : un conseiller de ministre qui ne met pratiquement jamais les pieds au ministère, d'anciens opposants aux colonels qui ne sont plus trop gênés par la corruption, des embourgeoisés se réfugiant dans les beaux quartiers, à l'abri de la réalité.... et une Athènes croulant sous les embouteillages. Tel est le décor de ce roman qui, en une vingtaine de jours fait basculer toute une famille dans une crise existentielle.

Un jeune homme à bonnet rouge va jouer le jeu de catalyseur du Visiteur du film Théorème de Pasolini. Il n'en est pourtant pas le protagoniste, mais sa présence va faire exploser le semblant d'équilibre de routine qui lie encore les membres d'une famille. 

Le père est celui qui sera le plus déstabilisé, lui qui, entre un passage en coup de vent au ministère et un rendez-vous sado-maso avec sa maîtresse s'efforce de retrouver la verve poétique de sa jeunesse, oubliant à quel point il a trahit ses idéaux.

"Ses réticences vis-à-vis du gouvernement, par instants, remontaient à la surface. Ce qui le gênait d'habitude, c'était un détail, un épisode isolé comme celui de Takòpoulos, ou le culot d'un blanc-bec sorti de nulle part qui agissait impunément, ses arrières protégées. Les hommes, voilà le problème. Les contacts humains lui donnaient la nausée, parler avec un imbécile faisait monter sa tension et par malheur, dans sa position il était souvent obligé d'expliquer ce qui allait de soi. Mais la politique en tant qu'idéologie et système de valeurs ne l'intéressait plus. Qui se souciait d'idéologie à présent ? La langue était en bois massif, ceux qui la parlaient le savaient mieux que personne. Le parcours du parti, du profil tiers-mondiste à la majorité absolue, des slogans de tribune aux privilèges douillets du pouvoirs, de la vision socialiste au charme discret de la bourgeoisie, n'était qu'une course haletante afin de sauver les apparences."

C'est un roman agaçant, dérangeant, qui ne nous laisse jamais nous reposer sur un acquis et qui nous force toujours à revoir l'opinion qu'on se fait de l'un ou de l'autre. 

C'est la première fois que je lis du Ersi Sotiropoulos, mais elle a su me convaincre de son talent et je vais l'ajouter à la liste des auteurs que j'aime suivre. 

dimanche 8 mars 2015

Ken Follet : LA MARQUE DE WINDFIELD, Laffont, 2002


Le monde de la banque à Londres,  en pleine époque victorienne, voilà le cadre de ce roman fleuve. 

Ken Follett suit la vie, sur une trentaine d'années,  de six jeunes hommes liés par le secret d'un meurtre commis dans leur collège de Windfield. L'assassin n'est pas celui que l'on croit et le suspens est bien gardé. 

Mais l'intrigue "policière" n'est pour l'auteur, que le prétexte à peindre une large fresque des moeurs de la bonne bourgeoisie en quête d'anoblissement, à dérouler les aléas de la saga de la famille Pilaster, comptant parmi les banquiers les plus en vue de l'époque. 

"Maisie savait par le père de Rachel que, dans la City, on considérait Hugh comme un prodige. Quand il parlait de la banque, ses yeux pétillaient, il était intéressant et drôle. Mais, si jamais leur conversation touchait aux affaires domestiques, il devenait maussade et taciturne. Il n'aimait pas parler de sa maison, de sa vie mondaine ni surtout de sa femme."

Ken Follet a l'art du roman-feuilleton, sans que ce soit péjoratif de ma part. Il manie de multiples personnages, il imagine des situations de rupture, il décrit le monde de la finance avec précision, il n'hésite pas à créer des rebondissements dans son récit, bref, il se lit d'une traite, car il sait nous captiver. 

Un petit bémol, cependant, sa vision du monde est très manichéiste et les bons restent bons, les méchants restent méchants.... jusqu'à la fin.

jeudi 26 février 2015

Jean Teulé : FLEUR DE TONNERRE, Juilliard, 2013


Jean Teulé nous emmène dans la Bretagne du XIXe siècle, encore empreinte  de ses croyances celtiques, de ses superstitions teintées parfois d'un christianisme de pacotille, d'une terre qui a bien de la peine à se sentir française. 

Avec la truculence qu'on lui connaît, il nous raconte la vie d'Hélène Jégado, qui fût une serial killer avant l'heure ! Les crimes se succèdent et se ressemblent : même mode opératoire, même détermination, même absence de motif. Ce qui est le plus étrange, c'est l'incapacité des "autorités" médicales de l'époque de faire le lien entre les décès et la présence de cette cuisinière si spéciale. Là aussi, le manque de connaissance, mais surtout la peur des épidémies, le fatalisme et les superstitions ont leur rôle à jouer de même et surtout un certains mépris pour "les petites gens".

"Ne faisant aucune distinction, elle empoisonne comme par distraction ainsi que si elle lançait des graines aux pigeons. Pour hommes et femmes qui retournent vers le centre de la place, le trépas approche. Lumière de l'hôtel dans le dos, la gigantesque ombre herculéenne de Fleur de tonnerre couvre la place du Bout du Monde. Le docteur Revault-Crespin sort de l'immeuble à pans de bois en prescrivant à Louis Roussel qui l'accompagne : "Donnez-lui matin et soir une forte dose de magnésie. C'est un contrepoison. Je ne pense pas que ça suffira, mais peut-être se remettra-t-elle a trembler", puis il s'étonne des crève-la-faim vomissant sur la place.(...) Comme un écho, au centre de la place entourée de hautes maisons, leurs râles se confondent en une profonde unité.
- Oh, diagnostique le médecin inquiet, voilà sans doute sur Rennes le retour de cet ignoble choléra qui n'a à nous offrir qu'une sale et puante mort. Il n'y aura plus de plaintes marmonnées aux coins de la place par ces grelotteux affamés. Ils vont devenir silencieux. Bonsoir, monsieur Roussel..."

Ce n'est pas le roman de Jean Teulé que je préfère, mais j'y ai retrouvé sa verve, sa capacité à reproduire la gouaille et le langage populaire, à raconter l'amour physique avec gaillardise et à me faire sourire tant son humour est décalé. 

C'est amusant, je remarque que le 26 février c'est sa date de naissance. Alors bon anniversaire à lui !

dimanche 22 février 2015

William Boyd : A LIVRE OUVERT, Seuil, 2002


William Boyd réussit un tour de force : écrire le journal d'un autre écrivain. Et on y croit !

Mais ce roman, car il s'agit bien d'un roman, c'est aussi la revue des grandes étapes du XXe siècle, des grands personnages de la littérature et de l'art. 

Commencé à l'âge de 12 ans, le journal de Logan Montstuart se termine peu avant sa mort à 85 ans. Mais aucune linéarité dans cette vie avec "ses (mes) hauts sporadiques et  mes bas atterrants, mes brefs triomphes et mes terribles pertes". Si le jeune Logan se demande comment il fait pour être un si bon menteur, face à son journal il décide de ne rien se cacher, de ne rien enjoliver, de se regarder sans complaisance. Et du coup, on l'accompagne, on s'amuse avec lui, on pleure avec lui, on voyage avec lui.

De la dépression de 1929 à la bande à Bader, William Boyd entraîne son personnage dans la guerre civile espagnole, dans le service de renseignements anglais durant la deuxième guerre mondiale, des galeries d'art parisiennes à celles de New York, sans jamais oublier qu'il s'agit bien d'un journal intime. Les sentiments, amitié, amour, déception, jalousie, dépression ne sont jamais oubliés. Si Logan Montstuart se révèle écrivain modeste, son roman le plus achevé reste certainement sa vie. 

"Content d'avoir repris ce journal même si son objectif est plus sinistre. Je crains qu'il ne devienne un document sur le déclin d'un écrivain; un commentaire de la scène littéraire londonienne vue par un plumitif démodé. Ces actes terminaux dans la vie d'un écrivain ne sont en général pas racontés parce que la réalité est trop honteuse, trop triste, trop banale. Mais, au contraire, il me semble plus important maintenant, après tout ce qui s'est passé autrefois, de décrire les faits tels que je les vis."

Pas une minute d'ennui, pas une page de trop ! Et puis surtout, surtout, toute l'élégance british, même dans les pires moments.