dimanche 29 décembre 2013

Stephen King : SALEM, Ed. Williams, 1977



Une bourgade  perdue dans le Maine du nom de Jerusalem's Lot , un écrivain qui y revient après des années, des disparitions étranges, une communauté qui se liquéfie (c'est le cas de le dire), voilà le cadre du deuxième roman publié de Stephen King.


Même si j'ai été déçue de constater, au fur et à mesure de ma lecture, qu'il s'agissait bien d'une histoire de vampires et non pas d'un roman sur la dégradation d'une petite ville dont les habitants se mettent à douter et perdent leur assurance, je dois reconnaître que j'ai été prise par le récit, les personnages et la capacité de l'auteur de nous tenir en haleine. 

"La porte se ferma doucement et Mark entendit le bruit sourd des pantoufles de son père sur les marches de l'escalier. Il pouvait enfin se détendre complètement. (...) Il s'assoupit en douceur, mais, avant de sombrer complètement, il se surprit à réfléchir, comme il le faisait souvent d'ailleurs, à l'étrangeté des adultes. Il faillait qu'ils prennent des laxatifs, de l'alcool, des somnifères, pour échapper à leurs angoisses et trouver le sommeil; et pourtant, comme leurs craintes étaient ordinaires et faciles à maîtriser ! travail, argent; qu'est-ce que la maîtresse va penser si je ne peux pas acheter des vêtements neufs à Jennie ? est-ce que ma femme m'aime encore ? où sont mes vrais amis ? Comme elles paraissaient ternes à côté des terreurs que chaque enfant retrouve le soir, dans l'obscurité de sa chambre, sans espoir d'être compris de personne excepté d'un autre enfant ! Il n'y a pas de thérapie de groupe, pas de cure psychanalytique, pas d'assistance sociale prévues pour le gosse qui doit, nuit après nuit, affronter seul la menace obscure de toutes ces choses qu'on ne voit pas mais qui sont là, prêtes à bondir, sous le lit, dans la cave, partout où l'oeil ne peut percer le noir. L'unique voie de salut, c'est la sclérose de l'imagination, autrement dit le passage à l'état adulte."

Je crois l'avoir déjà dit dans ce blog, je ne suis pas une fanatique des histoires d'horreurs, mais Stephen King sait manier le suspens, sans oublier d'enrichir l'intrigue par des portraits, des réflexions et une compréhension des phénomènes de société qui font que ses romans dépassent largement le genre.

jeudi 19 décembre 2013

Maya Angelou : JE SAIS POURQUOI CHANTE L'OISEAU EN CAGE, Les Allusifs, 2008


Entre la petite fille de 3 ans voyageant en direction de l'Arkansas, accompagnée uniquement de son frère à peine plus âgé d'une année et la jeune fille de 17 ans qui accouche à San Francisco, il y a la ségrégation raciale, un hommage à trois femmes, un amitié sans faille pour son frère et la découverte et la prise de conscience de soi.

Malmenée par la vie, Maya réussit tout de même à se construire grâce d'abord à sa grand mère, personnage impressionnant que cette épicière Noire tenant le haut du pavé dans la petite ville de Stamps. 

"Dans l'autobus, elle pris un siège à l'arrière et je m'assis à côté d'elle. J'étais très fière d'être sa petite fille et certaine qu'un peu de son pouvoir magique avait déteint sur moi Elle me demanda si j'avais peur. Je me contentai de secouer la tête et m'appuyai sur son bras brun et frais. Aucun danger qu'un dentiste, surtout un dentiste noir, osât me faire mal, désormais. Pas avec Momma présente. Le voyage se déroula sans incident sauf que Momma passa son bras autour de moi, ce qui était de sa part un geste tout à fait inhabituel".

Une certaine Mme Flowers l'encourage à lire le plus qu'elle peut, mais aussi à ne pas avoir peur de s'exprimer car "les mots signifient plus que ce qui est écrit. Il leur faut la voix humaine pour leur infuser des nuances profondes".

Et puis il y a sa mère, si belle, si sûre d'elle, si indépendante, qui, si elle n'a pu empêcher le viol de sa fille à l'âge de 8 ans, n'hésitera pas, des années plus tard, à l'encourager à devenir la première Noire, receveuse dans le tramway de San Francisco. "La vie te donnera exactement ce que tu y apporteras. Mets tout ton coeur dans tout ce que tu fais, prie et puis attends".


Maya Angelou fait oeuvre d'autobiographie dans ce livre, qu'elle ne s'est décidée à écrire qu'à la quarantaine, après avoir milité tant par ses écrits, ses films et que dans ses reportages contre la ségrégation, mais aussi pour la liberté de chaque être humain.

Si le fonds ne pouvait que m'intéresser, je dois avouer que la forme m'a un peu lassée et que je ne l'ai lu que par petits bouts. Je ne me suis jamais sentie entraînée à passer à la page suivante, à la suite de l'histoire.  Je dirais que le propos a pris tout son sens et toute sa dimension qu'une fois arrivée à la fin du livre. Je ne sais si je lirai la suite "Tant que je serai Noire" ou si, je ne chercherai pas à mieux connaître cet auteur par ses autres oeuvres, notamment poétiques.

lundi 4 novembre 2013

Liza Jean : LA FILLE EN JEAN D'EGINE,TheBookedition, 2013


Une femme toujours habillée de jean, prend un verre tous les dimanches dans le même bistrot sur le port à Egine, mais voilà deux semaines qu'on ne l'a pas vue. Nektarios, le marchand de pistaches en est certain, elle a disparu.

Par ailleurs, Nektaria, stagiaire inspectrice de police au Pirée est chargée de l'enquête sur l'origine d'un macchabée retrouvé dans les eaux du port. 

Le roman n'est pas vraiment un polar, car on devine trop vite le lien entre les deux affaires, mais il n'en reste pas moins que ce livre est un roman agréable, qui décrit bien l'ambiance d'un petit port, les liens entre les différents habitants sans compter leurs petites manies et habitudes.

"- La fille en jean a disparu.
- Pourquoi personne n'a faut de déposition auprès de la police ?
- Faudrait encore que le poste de police soit ouvert !
- Sinon, on pourrait faire un signalement à la mairie ?
- Un dimanche ? Tu plaisantes ?
- Et si on appelait la police du Pirée ?
- Et pourquoi pas le Ministre de la Justice ?
- Surtout qu'il vient de changer et on ne connaît même pas le nom du nouveau."

Liza Jean est installée en Grèce depuis une dizaine d'années et elle sait, d'une manière légère, nous transmettre le goût qu'elle a d'y vivre, et le regard tendre qu'elle porte aux gens qu'elle rencontre.

Suite au commentaire de Gine, j'ajoute le lien du blog de Liza, où vous pouvez le commander.

vendredi 18 octobre 2013

Lyonel Trouillot : LA BELLE AMOUR HUMAINE, Actes Sud, 2011


"Quel usage faut-il faire de sa présence au monde ?" 

C'est cette question qui revient tout au long du roman et peu importe les réponses possibles, l'important c'est de se la poser. 

Forcément cette question me fait penser au merveilleux "L'usage du monde" de Nicolas Bouvier. Il semble que le voyage soit propice à la découverte d'une réponse.

Ici aussi, Lyonel Trouillot inscrit son thème dans le déplacement. La quasi totalité du roman se passe dans le taxi qui amène Anaïse de Port-au-Prince à  Anse-à-Foleur. Thomas, le chauffeur, lui raconte, à sa manière, comment et peut-être aussi pourquoi, il y a une vingtaine d'année, le grand-père d'Anaïse et son meilleur ami sont morts dans l'incendie de leurs deux maisons jumelles; et elle comprend, comment et pourquoi, son père a quitté  à ce moment-là, sa ville natale. 

Mais Thomas raconte surtout les gens de son entourage, leur manière de voir, de vivre, de s'aimer, si éloignée du mode de vie de la grande ville (américaine?) d'où vient Anaïse.

"Elle est sortie le soir de l'incendie. Elle est revenue en souriant en nous disant à mon oncle et  moi qu'elle n'était jamais allée aussi loin. Elle a aussi dit  mon oncle que jamais, même en joignant leurs forces, ils ne parviendraient à réparer l'irréparable,  redonner vie au passé. A défaut, ils avaient commencé une oeuvre qui valait la peine. Je ne comprenais pas le sens de ses mots. Puis ils m'ont expliqué. Et j'ai vu. Cette nuit-l j'ai compris que, puisque le bon Dieu n'existe pas, il est des hommes qui, sans se prendre pour lui, essayent de faire des choses bien,  leur mesure, en fouillant dans le peu que la nature leur a donné pour accompagner les rêves des autres."

Un livre très fort, profondément humain - le titre ne ment pas - qui nous invite à nous poser à nous-même la question de notre présence au monde.

mercredi 2 octobre 2013

Alice Ferney : PASSE SOUS SILENCE, Actes Sud, 2010


L'attentat du Petit Clamart, je le connaissais de nom, mais je ne savais même plus qu'il avait été perpétré contre le Général de Gaulle par un groupe proche de l'OAS, suite à l'indépendance de l'Algérie.

Dans ce roman, Alice Ferney, raconte comment Paul Donadieu (Jean Bastien-Thiry), fervent admirateur du héros national qu'est Jean de Grandberger (de Gaulle) en vient à participer à un attentat contre lui.

Elle s'adresse à lui, comme pour lui dire qu'elle le comprend, on ne sait pourtant jamais si elle l'excuse. Elle retrace son parcours, elle nous parle de ses convictions, de son sens de l'honneur, de ses espoirs, suite au "Je vous ai compris", de sa désillusion et de sa révolte, suite à ce qu'il considère comme une trahison de la part du Général.

Parallèlement, elle nous montre ce fameux Grandberger, attendant qu'on fasse appel à lui, sûr d'être le seul à pouvoir régler "l'Affaire algérienne", puis comprenant que le sens de l'histoire n'est pas favorable à la poursuite de la domination du Vieux Pays, s'engageant dans la voix des négociations en vue de l'indépendance de cette Terre du Sud. 

"La Terre du Sud s'était éveillée avec l'âme d'une nation ? L'action de pacification n'endiguait pas le mouvement de libération ? Qu'à cela ne tienne ! Personne n'y pourrait rien ! Le général refusait de s'ébahir ou de ratiociner : les états d'âme, non merci. Abandonner cette terre le mortifiait, mais le temps des empires était bel et bien révolu."

Le livre se termine sur un réquisitoire contre la peine de mort. J'ai appris que Jean Bastien-Thiry fut le dernier condamné à mort fusillé, en France. Il semble que, lui aussi, fut fusillé pour l'exemple, les autres conjurés ayant obtenu la grâce présidentielle. 

Ce livre m'a intéressée, d'une part parce que les faits relatés sont historiques, d'autre part parce qu'Anne Ferney, dont c'est le premier livre que je lis, a une véritable écriture. Elle sait choisir ses mots, leur donner un rythme, les mettre au profit de son propos.  

mardi 20 août 2013

Toni Morrison : UN DON, Christian Bourgeois, 2009


Premier livre que je lis de cette auteure qui, bien qu'ayant reçu le prix Nobel, m'était restée inconnue.

Je dois avouer que j'ai dû m'y reprendre à deux fois, et m'y accrocher, non pas en raison du thème, mais de l'écriture elle-même. Je ne dois pas être la seule à m'être perdue entre les personnages et les passages écrits à la première personne et ceux plus narratifs. 

Et pourtant, j'aime les livres non linéaires. Peut-être aurait-il fallu que je révise mon histoire de la colonisation de l'Amérique du Nord, des débuts de la traite des Noirs et du XVIIe siècle en général, pour arriver à apprécier à sa juste valeur cet ouvrage pétri de symboles.

Ce n'est qu'à la toute fin du roman, que j'ai pu en avoir une vue d'ensemble et rétablir le déroulement des événements. Avec une furieuse envie de le relire, car malgré tout ce que je viens de dire, l'histoire de ces esclaves, quelle que soit la couleur de leur peau, quel que soit leur sexe, soumis aux règles encore non figées d'une société en devenir, dresse un portrait effrayant de l'Amérique naissante.

Les femmes surtout subissent la cruauté de cette époque, et même l'épouse du propriétaire terrien, n'est de fait qu'une "femme robuste, christianisée et apte dans tous les domaines domestiques, disponible en échange de bien ou d'argent". Alors que dire, de Lina, seule rescapée de sa tribu décimée par la maladie, de Sorrow, gamine trouvée après un naufrage, sans parler de Florens, esclave, fille d'esclave, cédée par son maître en guise d'acompte sur une facture qu'il ne peut honorer.

"Juste à ce moment-là, la petite fille sortit des jupes de sa mère. Elle avait aux pieds une paire de chaussures de femme bien trop grandes pour elle. Ce fut peut-être cette impression de licence, une insouciance nouvellement retrouvée accompagnant la vue de ces deux petites jambes surgissant comme deux ronces des souliers abîmés et brisés , qui le fit rire. Un rire sonore qui lui souleva la poitrine devant la comédie, devant l'irritation irrépressible, de cette visite. Son rire ne s'était pas encore apaisé lorsque la femme qui tenait le petit garçon blotti contre sa hanche s'avança. Sa voix était à peine plus qu'un murmure, mais il était impossible de se tromper sur son caractère pressant.
"Je vous en prie, Senhor. Pas moi. Prenez-la. Prenez ma fille".

Pas de doute, je vais le relire !

vendredi 16 août 2013

Guy Bedos : LE JOUR ET L'HEURE, Stock, 2008


Voilà un domaine, où je n'attendais pas forcément Guy Bedos, celui de la question du choix du jour et de l'heure de sa mort, tout du moins du choix de mourir dans la dignité.

Pour son premier roman, il se fait l'avocat de cette cause au travers de son personnage principal, metteur en scène ayant connu son heure de gloire, mais en "baisse de vitesse", mais surtout père aimant, peut-être même papa poule, de trois jeunes adultes. Malgré les réactions de ses enfants il ne changera pas d'avis, même s'il n'est pas forcément pressé, pressé de s'en aller. Car "Je veux mourir par amour de la vie. Debout".

Je me rends compte que cette présentation pourrait faire penser à un livre grave et triste. Au contraire et ce n'est pas étonnant quand on connaît l'humour sarcastique de l'auteur. Il a choisi de développer son sujet, en croisant le journal du père - que le fils découvre par hasard - et les réactions d'abord secrètes, puis partagées de ce dernier.  Un dialogue s'installe donc.

"Quant à toi, mon père, tu me désespères. Qu'est-ce qu'il te prend d'aller traîner du côté du supplément "ARGENT" du Monde ? Tu surveilles tes actions en Bourse, maintenant ? Ca te va bien ! Bonne idée d'aller te vautrer dans un dossier intitulé "Anticiper la dépendance". Sauf ton respect, tu cherches la merde, toi."

Ce n'est pas un grand roman. Mais c'est avec plaisir que je l'ai lu et je pourrais presque dire "entendu", tant le style rappelle le Bedos des one man show. Coups de gueule, émotion, humour, vacherie, tout y est.

dimanche 11 août 2013

Simonetta Greggio : L'ODEUR DU FIGUIER, Flammarion, 2011


Voilà cinq nouvelles qui méritent bien d'être réunies sous ce titre, tant le sud, la chaleur de l'été y sont présents.

Des gens ordinaires dont un événement, pas vraiment extraordinaire, vient bouleverser la vie, sans pour autant que celle-ci bascule du tout au tout, quoi que...
De petites histoires agréables qui se lisent rapidement, sans prise de tête.

Un couple d'enseignants passant toutes leurs vacances dans une vieille maison pas loin de la mer, un vieux gronchon qui reste prisonnier de l'ascenseur de son immeuble en plein mois d'août,  un couple qui se retrouve après des années d'errances chacun de leur côté... Rien de bien enthousiasmant.

"Quand ils revenaient de la mer, brunis et asséchés par le soleil et le sel, ils étaient si crevés qu'ils n'avaient m'eme plus la force de se parler. Aveuglée par le sable et la sueur, Chiara se traînait jusqu'à la salle de bains pendant que Tsvi s'aspergeait avec le tuyau du jardin. Après seulement ils s'étendaient sur les chaises longues et, en soupirant de bien-être, ils échangeait les premiers mots. Tout bas, comme pour ne pas déranger les derniers sifflements des oiseaux dans les citronniers. Ils se tenaient pas la main dans le crépuscule, le regard perdu dans le vide".

Simonetta Greggio , née en 1961, est italienne, mais écrit en français.

mardi 30 juillet 2013

Sofi Oksanen : PURGE, Stock, 2010


S'il y a un pays dont je ne connaissais rien de l'Histoire, si ce n'est son indépendance suite à l'effondrement de l'URSS, c'est bien l'Estonie. 

Mais ne vous y trompez pas, ce livre n'est pas un livre d'Histoire, mais bien un réquisitoire contre le totalitarisme soviétique. Mais pas seulement, c'est aussi le portrait de deux femmes qui luttent, malgré les apparences, contre la violence qui leur est faite.

Quand la vieille Aliide trouve Zara recroquevillée dans son jardin, elle est loin de se douter de tout ce que cette rencontre va faire remonter en sa mémoire. Elle n'a jamais eu le beau rôle, elle a même accepté d'être l'instrument du destin de sa soeur, de son beau-frère et de bien d'autres, pour survivre sous une occupation sans pitié. 

"Les mains d'Aliide furent attachées dans son dos et un sac fut mis sur sa tête. Les gars se retirèrent. A travers le jute, elle ne voyait rien. Quelque part, de l'eau gouttait par terre. L'odeur de la cave passait à travers. La porte s'ouvrit. Des bottes. Le chemisier d'Aliide fut déchiré, les boutons projetés sur les dalles, sur les murs, les boutons de verre allemands, et puis... elle se transforma en souris dans un coin de la pièce, en mouche dans la lampe, elle s'envola en clou dans le carton mural, en punaise rouillée, elle était une punaise rouillée dans le mur. elle était une mouche et elle allait avec une poitrine de femme dénudée, la femme était au milieu de la pièce avec un sac sur la tête, et elle surmontait la récente contusion, le sang s'était accumulé sous la peau de sa poitrine, les bleus étaient traversés par une fissure qui laissait passer une mouche, les hématomes des mamelons gonflés comme des continents. Quand la peau nue de la femme toucha les dalles, la femme ne bougeait plus."

Cette "scène" d'interrogatoire hante encore, des années après la vieille Aliide. Et c'est pour ne pas revivre ce cauchemar, qu'elle décide de franchir le pas et de jouer le jeu du pouvoir. Mais la lecture des rapports de la police politique figurant en fin de roman nous montre à quel point ce répit fut illusoire.

Ce livre est passionnant, ce d'autant plus que le récit n'est pas linéaire, et que les chapitres nous font passer de la période actuelle, à des épisodes du passé, un peu comme des flashbacks, et que les rapports entre les différents personnages se dévoilent petit à petit.

Le style, le rythme des phrases, expriment à merveille la peur sourde qui hante ces deux femmes. 

Pas étonnant que ce romans ait reçu plusieurs prix et que Sofi Oksanen soit considérée comme l'un des écrivains les plus importants de sa génération dans sa Finlande natale.

vendredi 19 juillet 2013

Boualem Sansal : LE VILLAGE DE L'ALLEMAND, Gallimard, 2008


Difficile de résumer ou même d'amorcer une présentation de ce livre, tant il est dense et dérangeant. En effet, Boualem Sansal dénonce l'islamisme en le comparant, en tant qu'idéologie totalitaire au nazisme.

Mais le plus simple est encore de se reporter à une interview qu'il a donnée en 2009 et que vous trouverez ici.

J'ai été passionnée par son propos. Et la forme choisie, celle du journal de chacun des deux frères, en fait un vrai roman. On découvre, petit à petit, l'insoutenable vérité, que ce soit celle du passé nazi de leur père, celle du massacre dont les habitants de leur village natal ont été l'objet en 1994, ou celle de l'assassinat d'une jeune fille par des islamistes dans une banlieue parisienne.

C'est le premier roman que je lis de cet auteur, mais je vais l'inscrire dans les auteurs à suivre. Je serais intéressée à savoir ce qu'il pense des derniers développements survenus en Afrique du Nord. 

Voici un extrait :

"Quand les premiers islamistes sont arrivés, nous les avons applaudis, ils s'étaient dressés contre le Tyran et ses hommes, là-bas, chez eux, en Algérie, les Taghouts comme ils disaient, des caïds formidablement armés qui tuaient et pillaient le plus légalement du monde. J'en ai vu un bout à Alger, à chaque pas je me voyais déporté et liquidé comme un Untermensch, un sous-homme. Ils étaient marrants avec leur uniforme de kamikaze de l'Antiquité, le chapelet en bandoulière, la barbe en bataille, le front cabossé, le regard brûlant, la sandale tout-terrain, on aimait bien leur discours de rappeurs d'Allah, leur disponibilité de curé de campagne, leur endurance de sapeurs-pompiers des pauvres. Ils étaient une poignée mais nous étions des nuées et ne demandions qu'à être leurs bras. On pouvait tout, il suffisait qu'ils le demandent, ils avaient l'oreille et les encouragement d'Allah. A peine sortis de nos coquilles, nous étions fin prêts, ils nous avaient appris combien il est exaltant d'avoir des gens à haïr et de désirer leur mort jusqu'à en perdre le sommeil. On en parlait la nuit dans les caves et les cages d'escaliers, emmitouflés dans nos parkas de moudjahidin, pendant que les pauvres gens qui n'avaient que leur dénuement à sauver fermaient à double tour leur porte à la vérité du Prophète et au redressement moral, et s'endormaient comme des imbéciles heureux. En cette phase d'initiation, on abominait des êtres abstraits, sans noms, ni prénoms, c'était mystique à enivrer un saint. Le flou et l'inexplicable sont les ingrédients de base pour qui veut devenir fanatique et nous le voulions toutes affaires cessantes. Et d'ailleurs, nous n'avions que ça, du temps à perdre. Ces êtres haïssables, nous les appelions les Infidèles, les Kouffars , comme ils disaient à la mosquée. Ca sonnait bien, les Infidèles, les Kouffars, les Tyrans, les Taghouts, on pouvait y mettre ce qu'on voulait, son chat, son chien, ses cauchemars. Quand nous fûmes reconnus     aptes au djihad, l'imam a ouvert le sac des Kouffars et à chacun d'une voix grave et définitive, il a donné un nom : Celui-là est le Juif, Lihoudi, le galeux, le pire de tous, celui-là est le chrétien, le massihi, l'hypocrite, le maudit, celui-là est le communiste, le chouyouï, le monstre honni d'Allah, ceux-là sont le musulman laïc, l'Arabe occidentalisé, la femme libre, des chiens et des chiennes vulgaires qui méritent une mort très cruelle, ceux-là sont les homos, les drogués, les intellos, à écrabouiller par tous les moyens. Tous des gens que nous connaissions, pour la plupart, des voisins, des voisines, des camarades d'école, des collègues de travail, les commerçants du quartier, les profs du lycée, les gens de la télé."

jeudi 4 juillet 2013

Erik Orsenna : ET SI ON DANSAIT ?, Stock, 2009


Après La grammaire est une chanson, Les Chevaliers du Subjonctif   et La révolte des accents, Erik Orsena poursuit sa déclaration d'amour de la grammaire en s'attaquant à la ponctuation.

La petite Jeanne a déjà 16 ans et elle est devenue la plume du Président Bonaventure. Quant à son frère Tom il continue de s'intéresser à la musique. Or quoi de plus proche de la musique et de son rythme, que la ponctuation ?

Preuve à l'appui, Orsena nous prouve que sans la ponctuation un texte ne vit pas, il chante et il danse encore moins.

eusjepeuralorscommentlesauraisjetoutétaitsirapideetmouvantetsaccadeélesdeuxautresrhinocéroschargèrentàleurtourentrecesfrontsbaissésdemontreslaLandroverviraitsuruneailereculaittournoyaitbondissaitunedéfaillancedumoteurunefaussemanoeuvreetnousétionstranspercéséventrésempalésparlescornestranchantes

D'abord, il faut séparer les mots des uns des autres :

Eus je peur alors comment le saurais je tout était si rapide et mouvant et saccadé les deux autres rhinocéros chargèrent à leur tour entre ces fronts baissés de monstres la Land Rover virait sur une aile reculait tournoyait bondissait une défaillance du moteur une fausse manoeuvre et nous étions transpercés éventrés empalés par les cornes tranchantes.


Puis, il faut les faire danser !

Eus-je peur alors ? Comment le saurais-je ? Tout était si rapide et mouvant et saccadé. Les deux autres rhinocéros chargèrent à leur tour. Entre ces fronts baissés de monstres, la Land Rover virait sur une aile, reculait, tournoyait, bondissait. Une défaillance du moteur, une fausse manoeuvre et nous étions transpercés, éventrés, empalés par les cornes tranchantes.

L'édition en Livre de Poche a gardé les illustrations de Montse Bernal



vendredi 21 juin 2013

Henri Bauchau : DELUGE, Actes Sud, 2010


Henri Bauchau visite une fois de plus l'âme humaine, dans ce qu'elle a de plus intime, dans ses douleurs, ses doutes, ses folies.

Au travers de l'histoire de Florian, vieux peintre fou, ayant fuit le succès et le commerce lié à son art, et Florence, jeune femme n'ayant vécu jusqu'ici que dans le sillage de sa mère, au point de se croire atteinte de la maladie qui vient de l'emporter.

Par attirance, sympathie et malgré des moments de résistance, elle s'abandonne au service de Florian, pour lui permettre de créer son oeuvre magistrale : le déluge. Elle sera aidée en cela par Simon qui lui non plus n'était pas destiné à la peinture.

On parle d'habitude de l'oeuvre d'une vie, mais dans ce roman, il s'agit bien plus de vivre l'oeuvre. Au fil des jours, puis des mois et enfin des années - le temps passe comme dans un rêve, il n'a pas de profondeur - les trois amis  cherchent, tâtent, ressentent les différentes scènes qu'ils y peignent. Florian devient Noé.

"Nous commençons à travailler avec Florian, il travaille au centre et à notre grande surprise ne nous donne presque pas d'indications. Le ciel devient sombre. La montagne verdoyante qui surmontait notre chantier a perdu tous ses arbres. Elle ressemble à une grande bête écorchée. D'énormes caisses de provision s'élèvent, l'arche est presque terminée. Elle s'élève, gigantesque, dépassant de l'étrave et de la pupe les dimensions de la montagne. Les pluies sont très fréquentes, on peut voir au loin que les rivières sont en train de déborder. tous les animaux de la terre commencent à affluer deux par deux. c'est long, très long. Les  éléphants, les hippopotames, les rhinocéros apparaissent. Les grands carnassiers n'attaquent pas. Il faut équilibrer, et ce n'est pas facile,les deux côtés de l'arche. La pluie tombe de plus en plus fort dans les vallées tandis que les animaux arrivent comme une longue rivière qui remonte en amont. Un grand orage commence à tomber, tous les animaux ont trouvé leur place. L'eau arrive jusqu'au pied de l'arche. Des baleines surviennent  elles ne savent pas si elles sont des poissons. Noé leur dit de rester dans la mer car elles sont trop grandes."

Ecrit à 97 ans, ce roman représente la quintessence des thèmes chers à Henri Bauchau. La psychanalyse, bien sûr, mais aussi, les mythes antiques - bibliques et homériques -le dépassement de soi, la guérison - de quelques maux que ce soient - le respect et surtout, surtout... la liberté.

"Nous faisons s'élever le feu pendant trois jours, il a pris la forme d'une grande flamme qui s'amincit au sommet. tout en haut de l'échafaudage, il n'y a place que pour un seul peintre et Florian y travaille seul. Je cherche à ne pas le regarder quand il approche d'Eve, mais Simon ne peut s'empêcher de le suivre des yeux et son angoisse pénètre en moi. Il me souffle :
- "Il va effacer Eve avec sa flamme, je crois qu'il a aussi une bougie en main..."
Je lui réponds d'une voix ure, crispée ö
- "C'est lui qui a fait Eve, il a le droit !"
- "Mais Florence... c'est la naissance de notre amour"
Je vois la bougie de Florian s'approcher de la toile, la brunir. J'entends Simon crier : "Non.... non !"
Je redis : "Il a le droit".
Simon descend de l'échafaudage, se précipite hors de l'atelier et sort en claquant la porte. Il pleure peut-être.
Tout en pleurant moi-même, je me redis de toutes mes forces : "Il a le droit !".

Ce n'est pas un roman facile. Il est intense. Il vous secoue. Il vous pénètre. Mais Henri Bauchau est profondément humain, on peut lui faire confiance et se laisser aller à l'intérêt et au plaisir de le suivre.

mardi 11 juin 2013

Nikos Kokantzis : GIOCONDA, Ed. de l'Aube, 2012


Un terrain vague entre deux maisons dans la Thessalonique de la fin des années 30, est présent tout au long de court mais intense récit de Nikos Kokantzis, qui y relate l'éveil à la vie et à la sensualité de deux jeunes enfants à peine sortis de l'enfance, mais que la guerre et l'occupation allemande ont fait grandir plus vite. 

Il a attendu plus de 30 ans avant d'écrire ce texte éblouissant de sincérité, et de simplicité qui nous parle de sa propre histoire. On n'oublie jamais son premier grand amour, surtout si celui-ci vous cueille dans l'enfance. Nikos Kokantzis l'a encore moins oublié, que Gioconda a été déportée à Auschwitz et qu'elle n'en est pas revenue.

"Ma peau était amoureuse, mon coeur, ma gorge, tout mon corps. Et son amour à elle venait vers moi, j'étais traversé par cette vague chaude, lisse, affolante. Nous ne dîmes pas un mot. Nous étions si proches l'un de l'autre qu'il n'y avait pas de place entre nous pour des mots. De nouveau mes lèvres l'effleurèrent, brièvement, innocemment. Puis dans le cou, sur le front, sur les yeux - "je t'en prie, pas sur les yeux, on le fait avant de se séparer, tu ne savais pas ? Voilà ma bouche, embrasse ma bouche" - et de nouveau sur sa bouche, derrière l'oreille - comment y avais-je pensé, à cet endroit-là ? - et sur ses cheveux la masse de  ses longs cheveux très noirs, et de nouveau sa bouche, sa bouche. Je ne savais pas embrasser, nos langues ne se touchaient pas, rien que nos lèvres. Mais ce baiser naïf était plus fort que du vin et nous donnait le vertige. elle était à moi, j'étais son amant, nous étions mariés, nous n'étions pas mariés, nous avions des enfants, nous n'étions rien que nous deux, les Allemands étaient partis, la guerre était finie, nous étions aux Indes, en Afrique, en Espagne au Tibet, nous avions une jolie maison, nous étions vieux et avions des petits-enfants, nous voguions dans des yachts blancs, nous volions au ras des flots dans notre avions, j'étais à la guerre, on m'avait décoré, j'étais revenu en permission et ell m'attendait, j'étais un espion parachuté en Allemagne pour une mission dangereuses, j'étais sur le point de terminer la guerre à moi seul, il n'y avait pas de guerre, nous traversions le désert à dos de chameau sous un soleil insoutenable, nous descendions le Nil blanc parmi les odeurs du soir, nous découvrions Samarkand, Kaboul, Benarès..."

Tout est dans ce court extrait, la force des sentiments, des sensations, et l'innocence de l'enfance.

C'est le seul ouvrage de Kokantzis traduit en français, (magnifiquement comme toujours par Michel Volkovitch) mais je vais, de ce pas, me procurer un autre recueil qui s'intitule "Εννά ιστορίες και ένα λιμπρετο" (Neuf histoires et un livret).

lundi 10 juin 2013

Marlena de Blasi : MILLE JOURS A VENISE, Mercure de France, 2009


Encore un livre prêté, dont je ne connaissais pas l'auteure. Du fait que le roman est quasi biographique, voilà qui est réparé !

Marlena de Blasi est cheffe (en cuisine) et critique gastronomique en Amérique, mais lors d'un voyage à Venise, elle rencontre un homme du cru qui va devenir son "bel étranger".  Elle liquide tout ce qu'elle a Saint Louis et part s'installer dans la "Vieille princesse" en vue de se marier. 

C'est l'apprentissage d'une autre culture, d'un autre mode de vie, d'une autre mentalité qui fait l'objet de ce roman qui démarre très feuilleton pour midinette matiné de magazine de décoration, mais qui, au fil des pages, prend un tout petit peu de consistance. Je retiendrai cette description du marché :

"Au bout de quelques équipées matinales de la sorte, des sourires commencent à s'échanger. Je peux maintenant demander à tel ou tel marchand - ou marchande - de me mettre de côté pour le lendemain de la menthe ou du romarin, peut-être un petit panier de mûres. Il y a Michele, au visage rougeaud, ce qui met bien en valeur le chaînes dorées qu'il porte au coz, et à l'épaisse chevelure blonde. Luciano, qui a disposé une table dine du Caravage. La dame aux épices, aux ongles très longs et très ébréchés, que je verrai, hiver comme été, coiffée d'un immuable bonnet vert en laine. Ils appartiennent à la même troupe chargée de me séduire, ils sont tous doués pour le théâtre. l'un d'eux me tend un unique petit pois qui fond dans la bouche ou une grosse figue violette d'où coule un jus au goût de miel."


Mais vous pouvez le constater, rien d'extraordinaire, ni dans le style, ni dans le propos. 

Quant aux amoureux de Venise, ils seront déçus, car elle se résume à une succession de noms de lieux, d'églises, de restaurants, et les Vénitiens eux-mêmes semblent servir de toile de fonds à son aventure amoureuse et de distraction dans ses moments de doute.

Je ne lirai pas la suite de son histoire "Mille jours en Toscane".

vendredi 31 mai 2013

Jérôme Ferrari : BALCO ATLANTICO, Actes Sud, 2008


Premier livre de cet auteur que je lis. J'en avais entendu parler au moment de la sortie du "Sermon sur la chute de Rome", mais il me restait inconnu. Ce fut donc une découverte intéressante, ce d'autant plus que son roman est construit, ce que j'apprécie toujours. 

L'histoire commence par l'assassinat , en octobre 2000, d'un jeune nationaliste corse, devant le bistrot d'un village. La fille de la patronne voit ainsi disparaître l'homme qu'elle aime depuis sa tendre enfance. Jérôme Ferrari, s'emploie à remonter le fil de l'histoire de ce drame jusqu'en 1985. Mais il alterne les mémoires : un chapitre suit la chronologie des événements, l'autre le fait en remontant le temps. Et entre chacun d'eux, est intercalée l'histoire d'un frère et d'une soeur ayant quitté le Maroc et leur Balco Atlantico, à la recherche d'une vie meilleure ce qui les a conduits dans le village en question. 

Le roman ne se résume de loin pas à l'énoncé d'une dérive du mouvement nationaliste. L'un des personnages, et non des moindres, est un professeur d'ethnologie, schizophrène, souffrant d'un "excès de mémoire". Ce n'est qu'auprès  de la tenancière du bistrot qu'il trouve, enfin, le moyen de dompter ses fantômes.

"J'étais donc, en somme, arrivé à une solution acceptable  quand je me posais enfin la question qui faillit me faire perdre totalement ce qui me restait de raison : depuis quand souffrais-je de cet excès de mémoire ? Qu'avait été ma vie ? (...) 
J'éprouve peut-être une nostalgie terrible pour des choses qui n'existent pas. Mais je ne veux pas perdre cette nostalgie".

Une fois entamée la lecture ne souffre aucune interruption. Bien qu'il n'y ait aucun suspens, on est pris dans le labyrinthe des souvenirs des uns et des autres. 

Un auteur à suivre à n'en pas douter.





lundi 27 mai 2013

Jean Vautrin : DIX-HUIT TENTATIVES POUR DEVENIR UN SAINT, Payot, 1989


C'est un auteur que j'ai découvert par la bande dessinée, puis par son grand succès "Un grand pas vers le Bon Dieu", mais je crois que ce que j'ai préféré, c'est ce recueil de nouvelles.

Huit "instantanés !" de la vie, pris au moment où cette dernière bascule vers autre chose.

Que ce soit cette gamine sur le bord de la fenêtre espérant un regard pour ne pas sauter, cette femme qui est sur le point d'appliquer de la crème hydratante sur son visage au moment où son ex revient s'installer à la maison, ce notable prenant l'autoroute en sens inverse après une escapade coupable ou cet homme qui devient tueur à gage pour réaliser son rêve d'aller mourir en Grèce. Quant à la manière de devenir un saint.... je vous laisse la découvrir.

Jean Vautrin c'est aussi un style, un choix de mots, une précision dans ceux-ci, une certaine gouaille aussi.

"Depuis longtemps déjà, le coeur de ce bougre de tabellion pompait à la baisse. Son sang se frayait un chemin difficile dans des artérioles de plus en plus détériorées, rigides comme pipes en terre. Afin de le protéger contre lui-même, il m'arrivait de lui brosser des tableaux emphatiques où la menace de la mort la plus noire rôdait à chaque coin de mes phrases. Infarctus, hémorragie cérébrale, hémiplégie régressive, je lui promettais de tout pour faire reculer sa boulimie. Franchement, il n'y avait pas d'atrocité que je ne lui eusse décrite, mais allez y faire mieux que moi dans ce domaine d'intimidation, Abel Truchant haussait les épaules, réchauffait un ratafia furieux au creux de son poing rond, et se plongeait dans la lecture d'Escoffier pur oublier mes mises en garde. Si d'aventure, je me risquais par surcroît à laisser quelques prescription de sauvegarde sur le coin de sa table, je savais bien qu'impitoyablement il jetterait mes ordonnances à la corbeille, retournerait à ses demoiselles de Paris, à ses agapes, à ses dégustations et ferait fi de mes conseils."

J'ai eu beaucoup de plaisir à la lecture de ce recueil.

mercredi 15 mai 2013

Edgar Hilsenrath : LE NAZI ET LE BARBIER, Attila, 2010


Un livre étonnant et rare, vu son propos et son style. Ce n'est pas souvent, en effet, que le thème de la Shoah dans un premier temps et de la création de l'Etat d'Israël dans sa deuxième partie, est traité sur le mode burlesque et de manière quasi détachée.

D'ailleurs, écrit et publié aux USA en 1972, il n'a été publié en Allemagne, pourtant patrie d'Egar Hilsenrath, qu'en 1977.

Il faut dire que le propos a de quoi étonner. S'il s'agit d'une biographie linéaire et chronologique, l'histoire n'est pas banale. C'est celle du jeune Max Schulz "aryen pure souche" dont le meilleur ami, Itzig Finkelstein,  est lui aussi Allemand mais juif. Leur amitié a beau être très forte, lorsque Hitler arrive au pouvoir, Max s'enrole dans les SA, puis les SS. Il accomplit son travail de génocidaire sans sourciller, allant même jusqu'à exterminer son propre ami et ses parents.

"Sauf peut-être un événement marquant. Le seul que je n'aie pas oublié : nous conduisions une poignée de Juifs dans un cimetière pour les fusiller. Mais erreur de cimetière. Il y avait des croix sur les tombes. Les Juifs se tenaient debout devant les croix, tremblants comme des feuilles, incapables de pleurer tellement ils avaient la trouille. Et là, sur l'une des croix, la plus simple et la plus petite, était accroché Jésus Christ. Qui chialait. Et qui dit à mon lieutenant : "Vous m'avez mal compris. Je les ai maudits, d'accord. Mais je voulais juste leur faire peur ! Pour qu'ils se convertissent !" Et le Seigneur Jésus Christ a continué de chialer sans plus rien dire.
Mon lieutenant s'est nis en pétard et a envoyé quelques balles dans le bide du Christ en pleurs. Et le Christ est tombé de sa croix, mais il n'était pas mort.
Mon lieutenant s'est alors tourné vers moi et il a dit : "Max Schulz ! Veuillez fermer la gueule à ce faux prophète une fois pour toutes. Vous faites ça mieux que moi."
Et c'est ce que j'ai fait."

A la fin de la guerre, Max ne trouve pas meilleur moyen d'échapper à la justice que de prendre l'identité de son ami Itzig, de remplacer son tatouage SS par un numéro de prisonnier au camp d'Auschwitz et pour parer à toute éventualité, de se faire circoncire. 

Il rejoint la Palestine en 1947, participe à la vie d'un Kibboutz avant de s'installer dans une petite ville en développement comme coiffeur, métier qu'il avait appris auprès du père d'Itzig.  Il se prend tellement au jeu qu'il devient l'un des héros de la lutte contre les Anglais et l'un des fers de lance du nouvel Etat. Il intègre totalement l'idéologie sioniste et c'est à peine si l'existence des Palestiniens est évoquée. Je ne vous en dis pas plus et vous laisse le soin de découvrir la fin de son histoire.

Hilsenrath, Allemand, Juif, ayant subi les pogroms en Roumanie, ayant rejoint la Palestine lui aussi, mais n'y étant pas resté, prend quant à lui ses distances  vis à vis du nouvel Etat sioniste et y dénonce déjà  les inégalités :

(Dans le salon de coiffure, les fauteuils sont numérotés)
"- Oui, Monsieur Finkelstein. Voyez : le fauteuil NUMERO UN, près de la fenêtre, c'est le meilleur fauteuil du salon. La place à la fenêtre, vous comprenez, est réservée aux Juifs allemands.
- Tiens ! Et le fauteuil NUMERO DEUX ?
- Pour les Juifs d'Europe de l'Ouest.
- Et le TROIS ?
- Pour l'élite des Juifs de l'Est.
- Qui sont, Monsieur Spiegel ?
- Les Russes et les Lituaniens.
- Et le QUATRE ?
- Pour tous les autres Juifs d'Europe de l'Est. Sauf les Roumains
- Et où vont les Juifs roumains ?
- Sur le fauteuil NUMERO CINQ, le dernier des Juifs de l'Est."
(...)
- Yitzhak Spiegel m'expliqua ensuite que le NUMERO SIX était réservé à l'élite des Juifs orientaux, les Yéménites. Puis venaient les autres. Le dernier fauteuil destiné aux Juifs orientaux était pour les Marocains.
Yitzhak Spiegel haussa les épaules, navré, puis m'expliqua la suite de l'enfilade qui continuait jusqu'aux vestiaires.
Je demandais encore : "Et qu'en est-il des deux fauteuils sans numéro près de la fenêtre ?
- L'un est réservé aux Sabras, dit Yitzhak Spiegel. Pour votre information, ce sont les Juifs nés dans ce pays, Monsieur Finkelstein. Nous ne savons pas où les classer.
- Et l'autre, Monsieur Spiegel ?
- Destiné aux non-Juifs. Aux nouveaux citoyens qui ne sont pas d'origine juive et aux étrangers. Nous les plaçons près de la fenêtre. Par courtoisie."

J'ai aimé ce livre qui se lit d'une traite et dont l'absurde n'a d'égal que la période historique dont il traite.
Un auteur dont je vais me procurer les autres titres.

jeudi 25 avril 2013

Stefan Zweig : LE VOYAGE DANS LE PASSE, Grasset, 2008


Jusqu'ici, pour moi, Stefan Zweig était resté lié à l'étude de la "Schachnovelle" en cours d'allemand. Donc pas forcément un bon souvenir... Même si "ce n'était pas de sa  faute !".

C'est tout de même avec curiosité que j'ai entamé cette nouvelle-ci sur la suggestion d'une amie. Et ce fut une révélation ! Quelle écriture ! Limpide, directe, sans fioriture, moderne, tellement moderne ! 

Quant à l'histoire, toute simple au départ,  d'un jeune homme pauvre engagé comme secrétaire d'un grand industriel, qui tombe amoureux de la femme de ce dernier, elle va être confrontée à la grande Histoire. En effet, cet amour à peine avoué, à peine partagé, va être empêché une première fois par la déclaration de la première guerre mondiale et une deuxième fois par la montée du nazisme. 

"Ils gravirent les hauteurs en silence. En contrebas, les maisons faiblement éclairées s'estompaient déjà; depuis le crépuscule de la vallée, la courbe du fleuve s'étirait, toujours plus lumineuse, tandis qu'en haut, les arbres embaumaient et que l'obscurité s'abattaient sur eux. Ils ne croisaient personne, seules leurs ombres glissaient en silence devant eux. Et chaque fois qu'un réverbère éclairait leurs silhouettes à l'oblique, leurs ombres de mêlaient, comme si elles s'embrassaient; elles s'allongeaient, comme aspirées l'une vers l'autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s'étreindre à nouveau, tandis qu'eux-mêmes marchaient las et distants."

L'édition en Livre de Poche réunit la traduction de Baptiste Touverey ainsi que le texte original, suivi d'une biographie signée de Isabelle Hausser.