jeudi 31 juillet 2014

Yannis Ritsos : JOURNAL DE DEPORTATION, Ypsilon, 2009


Entrer dans ce journal, c'est entrer dans l'enfer des camps de concentration des prisonniers politiques dans les années qui ont suivis la guerre civile en Grèce. Disséminés dans plusieurs îles dès 1947, ils furent rassemblés ensuite à Makronissos, îlot au large du Cap Sounion.

Yannis Ritsos fut déporté à Limnos en 1948, puis à Makronissos dès 1949. Il y a tenu un journal sous forme de petits poèmes relatant le quotidien, entre présence entêtante des barbelés et consolation d'un clair de lune. Il y a également écrit de longs poèmes : "Le chaudron enfumé", "Les quartiers du monde" et un recueil intitulé "Temps pierreux".



Camp de concentration à Makronissos


11 mai 1950

Les bâtiments et les pierres après la pluie
ont changé de couleur.
Deux vieillards s'assoient sur un banc. Ils ne parlent pas.
Tant de cris et il reste tant de silence.
Les journaux vieillissent en une heure.

Temps faible-temps fort, faible-fort
monotonie du changement - temps faible;
fort-faible, strophe-antistrophe
ni colère ni tristesse.

Le couvre-feu du soir;
aussi pesant pour celui qui a blessé
que pour celui qui est blessé.

Les hommes s'assoient sur les pierres
ils se coupent les ongles.
Les autres sont morts.
Nous les avons oubliés.

"Ni colère ni tristesse" écrit-il, et pourtant au fil de lecture on sent monter en soi une révolte. Peut-être, sûrement dirai-je, l'écriture lui a permis de tenir. Il griffonnait sur des petits carnets, sur des paquets de cigarettes, il emprisonnait certains de ses poèmes dans des bouteilles et les enterrait. Il n'était pas le seul poête à être déporté. 

Un cinéaste suisse, O. Zuchuat, a filmé un documentaire sur l'île de Makronissos et ses 80000 déportés : "Comme les lions de pierre à l'entrée de la nuit". Vous pouvez en voir la bande annonce en cliquant ICI.

Publié pour la première fois en français, ce "Journal de déportation" a été excellemment traduit par Pascal Neveu, qui collabore régulièrement avec les éditions Ypsilon et a déjà traduits nombre d'autres ouvrages de Ritsos et d'autres poètes grecs déportés à Makronissos. J'ai eu le plaisir de le recevoir l'année dernière en tant qu'hôte et c'est grâce à lui que j'ai découvert cette maison d'édition. Je n'ai pas manqué de lui signaler le monument commémoratif des prisonniers politiques enfermés à Nauplie, à l'emplacement même de l'hôtel de luxe qui surplombe actuellement la vieille ville sur lequel est gravé un des poèmes de Yannis Ritsos.


Nauplie : Poème de Ritsos
à l'emplacement de l'ancienne prison.

Si vous voulez en savoir plus sur la déportation à Makronissos, vous pouvez cliquer ICI

"24 novembre 1948

Jour pierreux, paroles pierreuses.
Des chenilles grimpent le long du mur.
Un escargot porte sa maison
sort sur le seuil
il peut y rester, il peut partir.
Les choses sont comme elles sont.
Ce n'est rien
Le rien n'est pas tendre.
Il est pierreux."

jeudi 24 juillet 2014

Philippe Delerm : LE TROTTOIR AU SOLEIL, Gallimard, 2011


Du soleil, beaucoup de soleil, des figues fraîches ou sèches, des patisseries, des terrasses, de l'herbe dans un parc, une brocante et .... la gare Saint Lazare.

C'est toujours un plaisir de retrouver le monde des petits plaisirs de Philippe Delerm, ces moments qu'il sait si bien saisir  et surtout nous en transmettre l'atmosphère. 

"Ignorer la chaise, le fauteuil de jardin, et même la chaise longue. S'asseoir par terre, sur l'herbe, en tailleur. Cueillir machinalement des brins d'herbe devant soi et les éparpiller au vent un à un. Ecouter. Se laisser porter par la conversation, y prêter attention comme pur se construire l'alibi de cette posture fouilleuse de mémoire, les épaules un peu arrondies. On ne s'asseyait pas autrement à la fac, juste à côté des tours de béton morne : un petit carré près de la piste d'athlétisme et l'on parlait d'idées, de refaire le monde - mais l'essentiel était déjà dans ce lancer d'herbe et la presque fraîcheur sous les fesses, non ce n'est pas mouillé, juste un peu doux."

Un recueil léger qui ne manque pas de profondeur et dont la lecture vous met en joie.

On a envie de lui dire merci.

mardi 15 juillet 2014

Umberto Eco : LE CIMETIERE DE PRAGUE, Grasset, 2011


Pour son sixième roman, Umberto Eco, nous entraîne dans l'antijudaïsme et l'anti-maçonnisme forcenés du 19ème siècle.

Pour se faire, il invente un personnage double, formé d'un faussaire et espion italien exilé à Paris et d'un prêtre peu recommandable. A force de jouer un double jeu, Simonini ne sait même plus qui il est lui-même et entreprend la tenue d'un journal pour essayer de s'y retrouver. Mais la tâche n'est pas simple, car le fameux prêtre y fait des incursions et vient y ajouter les péripéties que Simonini aurait préféré oublier.

Au travers de ce roman, dense et complexe, l'auteur dresse un portrait de l'Europe où l'antijudaïsme annonce et prépare l'antisémitisme qui sévira de la manière que l'on sait au siècle suivant.

Seul Eco pouvait avoir l'audace de personnifier l'auteur du "Protocole des Sages de Sion" et des "preuves" qui suffirent à condamner le capitaine Dreyfus.

"Avec la distance du temps passé, revenant aux pages que j'avais écrites sur le cimetière de Prague, je comprends comment à partir de cette expérience, de ma reconstitution si convaincante de la conspiration israélite, cette répugnance, qui, aux temps de mon enfance et des mes années de jeunesse, n'avait été (comment dire ?) qu'idéal, toute de tête, comme les voiy d'un catéchisme instillées par mon grand-père, désormais s'était faite chair et sang et, seulement depuis que j'avais réussi à faire revivre cette nuit de sabbat, ma rancoeur, mon fiel pour la perfidie judaïque sétaient changés, d'idée abstraite, en passion irrépressible et profonde. Oh, vrai, il fallait avoir été cette nuit-là dans le cimetière de Prague, tonnerre de Dieu, ou au moins fallait-il lire mon témoignage sur cet événement, pour comprendre comment on ne pouvait plus supporter que cette race maudite pût empoisonner notre vie !"

Un roman qui vous amène à réviser vos connaissances sur cette fin du 19ème siècle et que je reprendrai sûrement dans quelques temps.