samedi 1 août 2020

Moussaiou-Bouyoukou : CONTES D'ASIE MINEURE, Actes Sud, 1996


Une série de 18 contes, comme ceux que l'on nous racontait dans notre enfance, mêlant rois et pauvres, ogres et géants, princesses et braves. Ne croyant plus, depuis longtemps, à la venue du prince charmant, je me suis amusée à lire cet ouvrage du point de vue des représentations sociétales qu'il révèle.

Les hommes sont soit des rois très riches, soit des artisans pauvres, mais dotés d'une bravoure à toute épreuve lorsqu'il s'agit de libérer une des filles du roi en question. J'ai noté qu'il n'y a pas de reine. De même, dans le petit peuple, les pères des garçons ou des filles pauvres sont absents. Les enfants du peuples sont presque toujours ceux d'une pauvre femme. Les enfants des rois, sont le plus souvent des filles, soit uniques, soit allant par trois. Ces dernières sont souvent la récompense que le roi offre à celui qui aura bravé tous les dangers qui menacent sont royaume. 

Bien que venant d'Asie Mineure, ces contes populaires ne diffèrent pas vraiment des européens. J'y vois aussi une manière d'assigner une place à chacun dans des sociétés profondément inégalitaires, et surtout de faire accepter cet état de fait, en racontant combien d'efforts, de prouesse et d'audace il a fallut à ceux qui l'ont transgressé.

Mais que ces quelques réflexions ne vous empêchent pas d'apprécier la magie de l'imaginaire qui a été transmis de bouche à oreilles pendant des siècles et que Calliopi Moussaiou-Bouyoukou, née en 1904 dans cette Asie Mineure qu'elle dût quitter en 1920, a recueilli pour notre plus grand plaisir.

"- A présent, dit l'animal, écoute bien, car ce sera plus difficile qu'avant. L'eau de ce lac, c'est comme du verre en vérité. Si l'on y touche, elle vous change en pierre. Et, comme tu vois, il n'y a pas de pont pour traverser. Le château est construit sur un piton, et l'on ne peut se poser que sur le pourtour du rocher. Tu vas dégainer l'épée d'un pouce hors du fourreau, et moi je m'élèverai d'un pouce au-dessus du lac, sans l'effleurer. J'essaierai d'atterrir sur la bordure. Mais elle est étroite, et mes pattes arrière risquent de glisser dans l'eau et de se pétrifier. Dans ce cas, cherche la source qui jaillit à cet endroit, entre les roches. C'est de l'eau immortelle. Remplis-en ta gourde et jettes-en sur mes pattes pour les ranimer."


jeudi 11 juin 2020

Vanessa Springora : LE CONSENTEMENT, Grasset, 2020



Un livre courageux, un livre intelligent et un livre nécessaire. Nécessaire pour son auteure, mais aussi pour les lecteurs. Nécessaire pour se poser les bonnes questions et ne plus jamais retomber dans la lâcheté, la complicité face à l'impunité de ces prédateurs, qui, sous couvert de l'art, ont séduit et abusé des enfants et de jeunes adolescents.

Ce livre est courageux, car ce que nous dit Vanessa Springora, c'est sa propre histoire. Et elle le fait avec sincérité je dirais presque avec simplicité, tant elle reste sobre, se contentant de relater les faits sans hausser le ton, comme un acte d'accusation impitoyable mais rigoureux. 

Elle décrit parfaitement la stratégie de séduction que G.Matzneff a utilisé pour la soumettre à son bon plaisir. Elle explique clairement, son besoin de reconnaissance, sa curiosité, et la fascination qu'il a exercé sur elle, alors qu'elle n'avait que 14 ans. 

"Après chaque séance amoureuse où G. semble se repaître de mon corps comme un affamé, lorsque nous sommes tous les deux dans le calme de son studio, entourés jusqu'au vertige par des centaines de livres, il me berce dans ses bras comme un nourrisson, la main dans mes cheveux ébouriffés, m'appelle "mon enfant chérie", "ma belle écolière" et me conte doucement la longue histoire de ces amours irrégulières nées entre une très jeune fille et un homme d'âge mûr".   

Puis la petite comprend qu'elle n'est pas la seule, que les séjours que Matzneff a passés aux Philippines avaient pour but principal d'abuser d'enfants encore plus jeunes qu'elle, elle met fin à leur relation. 

Elle raconte notamment qu'elle demande de l'aide à Cioran, qu'elle croit être un ami, et la réponse de ce dernier est effarante :

"- V., me coupe-t-il d'un ton grave, G. est un artiste, un très grand écrivain, le monde s'en rendra compte un jour. Ou peut-être pas, qui sait ? Vous l'aimez, vous devez accepter sa personnalité. G. ne changera jamais. C'est un immense honneur qu'il vous a fait en vous choisissant. Votre rôle est de l'accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu'il vous adore. (...) Sacrificiel et oblatif, voilà le type d'amour qu'une femme d'artiste doit  celui qu'elle aime.
- Mais Emil, il  me ment en permanence.
- Le mensonge est littérature, chère amie ! Vous ne le saviez pas ?"

Mais il lui faudra de nombreuses années pour quitter l'image de fiction qu'elle a d'elle-même, pour ne plus être qu'une expérience parmi d'autres, qu'un prétexte pour produire des textes sulfureux encensés par la critique de l'époque.  

Enfin, un livre intelligent, car il pose la vraie question, celle du consentement ! 

On en a beaucoup parlé dans la presse et dans les médias à sa sortie. Vous pensez peut-être avoir compris de quoi il s'agit et qu'il n'est pas nécessaire de le lire, pour savoir quoi en penser, ce serait une erreur. Vous rateriez l'occasion de ne plus jamais vous laisser prendre par un anti-puritanisme, par une anti-censure mal à propos. C'est une chose de fantasmer, une autre de commettre des abus. 

dimanche 19 avril 2020

David Diop : FRERE D'ÂME, Seuil, 2018


Parce qu'il n'a pas su se libérer à temps de "la voix intérieure qui ordonne", Alfa Ndaye, tirailleur sénégalais durant la grande guerre, n'a pas pu achever son frère d'arme alors que celui-ci le supplier d'abréger ses souffrance. Mais maintenant, "il sait, il a compris". Désormais "ses pensées n'appartiennent qu'à lui" et il peut penser par lui-même. 

C'est ainsi que commence de roman, très court, mais d'une intensité effroyable. Tout y est : la colonisation, la boucherie des tranchées, l'impossibilité de communiquer, le poids des traditions, la souffrance de la perte d'un être cher, le besoin de vengeance, l'injustice et la folie humaine collective. Mais il y a plus : la magie du conte, le désir de se libérer, l'amitié au point de se fondre dans l'autre, la transgression des interdits.

"J'ai pensé que je n'en avais plus que sept parce que mon copain Jean-Baptiste le facétieux, le plaisantin, m'en a volé une. Je l'ai laissé faire parce que c'était ma première main coupée et qu'elle commençait à pourrir. Je ne savais pas encore quoi en faire. Je n'avais pas encore eu l'idée de les sécher comme les femmes des pêcheurs de Gandiol le font du poisson."

De héro à l'audace sans pareille, Alfa fait peur, sa "bravoure " devient folie. Alfa dirait qu'il est enfin lui-même. N'abrite-t-il pas désormais celui qui est "plus que son frère", son frère d'âme.

Un roman riche et puissant qui, s'il se lit d'une traite, mérite certainement une deuxième lecture tant il offre de facettes et d'angles de vue. 

Les lycéens qui lui ont décerné le prix Goncourt 2018 ont fait preuve d'une belle maturité !

jeudi 16 avril 2020

Sylvain Tesson : LA PANTHERE DES NEIGES, Gallimard, 2019


Connaissant le goût de Sylvain Tesson pour l'aventure et les expériences extrêmes, il n'est pas étonnant qu'il ait accompagné son ami Vincent Munier dans la quête de l'un des animaux en voie de disparition, dans les confins du Tibet, à près de 5000 m. d'altitude et par des températures de -20° à -30°. Le maître mot de ce roman, c'est la patience. Car il en faut pour rester à l'affût, sans bouger, sans parler, sans fumer (même le cigare !) alors même que l'apparition de la panthère des neiges est plus qu'improbable. 

"Certaines nuits, rêvassant sur une terrasse parisienne du cinquième arrondissement, je me voyais au  calme dans une chaumière de Provence, mais je chassais aussitôt la vision pour imaginer la piste aux aventures. Incapable de me fixer une direction unique, hésitant entre l'arrêt et le mouvement, soumis à l'oscillation j'enviais les yacks, monstres cadenassés dans leur déterminisme et par là même dotés du contentement d'être ce qu'ils étaient, postés là où ils pouvaient survivre. (...)
La bête, elle, se cantonnait par nécessité au milieu où le hasard l'avait enfermée. L'encodage la prédisposait à survivre dans biotope, aussi hostile fût-il. Et cette adaptation la rendait souveraine. Souveraine parce que dénuée d'envie de se trouver ailleurs." 

Je dois avouer que contrairement à l'unanimité des éloges qui ont été portées à cet ouvrage, je suis restée un peu sur ma faim. Je n'y ai pas retrouvé la profonde sincérité que la forme du journal avait apportée à son livre : "Dans les forêts de Sibérie". Que Tesson ne soit pas à l'aise avec la modernité, on le sait bien maintenant, mais ses aphorismes qui me paraissent parfois gratuits m'ont semblé malheureusement et paradoxalement souvent mêlés de "parisianisme". Peut-être que le manque d'immédiateté dans l'écriture en est la cause.

Il n'en reste pas moins que cet apprentissage de l'affût, que cet hymne à la beauté en font un très bon récit d'aventures mêlé à quelques considérations philosophiques intéressantes.



mercredi 8 avril 2020

Kostas Moursélas : LES ENFANTS DU PIRÉE, Cambourakis, 2012


Le narrateur, Manolopoulos, ne sait pas très bien comment commencer à dresser le portrait de Louïs, son ami de toujours, qui n'est "pas vraiment petit, pas vraiment laid, pas vraiment beau, pas vraiment paresseux, pas vraiment illéttré, pas vraiment athée". Va-t-il commencer par son mariage ? Ou bien pas comment il a été coincé et forcé à se marier ? Faut-il parler de Fatmé, celle qu'il a sauvé de la prostitution tout en essayant de la "refourguer" à son copain ? Bref, Louïs et indéfinissable, si ce n'est pas l'adjectif "libre". 

Dans le Pirée d'après la guerre civile, alors que la chasse aux communistes bat encore son plein, une bande d'amis, découvre l'amour, le sexe, la politique. La première partie se contente de nous narrer les nombreuses aventures des uns et des autres, mais dans lesquelles, un personnage sort toujours du lot, le fameux Louïs.

"Un caporal est venu, suivi d'un troufion, et ils se sont plantés devant nous.
- Eh ! mec, ramène-toi, le commandant te demande. Suis-nous, a-t-il dit à Louïs. Et lui, en aristocrate de naissance, il a siroté les dernières gouttes de son thé, il a ramassé les cigarettes et, le briquet dans le creux de la main, il s'est levé.
- Allez, magne-toi ! T'es pas invité à un cocktail !
Le caporal lu a donné une bourrade. Le paquet et le briquet sont tombés par terre. Il a fait mine de se pencher pour les ramasser.
- Laisse-les ! T'en auras pas besoin, lui a dit le soldat en posant son godillot dessus.
Et il les a écrasés en rigolant.
J'allais me lever pour protester. Le caporal m'a fait rasseoir.
- Toi, tu la fermes !
- Ce n'est pas la peine, Konstandis, a ajouté Louïs. Ce sont des potes. On va s'arranger en route.
Et il m'a fait un clin d'oeil.
J'étais sûr qu'avant d'arriver au quartier général, il les aurait si bien cuisinés que tous deux se rangeraient de son côté.
Louïs, on ne peut ni le haïr, ni lui en vouloir Il ne fait pas partie de ces hommes que l'on peut ignorer ou oublier. (...)
Juste avant qu'ils ne disparaissent, j'ai eu le temps de voir le caporal sortir son paquet de cigarettes pour lui en offrir une et l'autre sortir son briquet pour la lui allumer."

Mais le temps passe, les amis mûrissent, apprennent un métier ou font des études, ils se marient, pas toujours avec celle qu'ils aiment, souvent en fonction des intérêts économiques des familles. Tous ? Non, bien sûr, pas Louïs qui passe d'un petit boulot à un autre, d'une femme à une autre, mais qui reste toujours fidèle à ses principes et à son ami Manolopoulos, qu'il exhorte de se sortir du conformisme ambiant. 

Un roman touffu, dont j'ai perdu quelques fois le fil, mais qui a su me retenir jusqu'au bout grâce à des passages magnifiques dus à l'acuité du regard que Moursélas porte sur la société petite bourgeoise athénienne, avec ses rêves et ses angoisses, et de laquelle au moins une femme semble s'être échappée grâce à l'exemple de Louïs. Quant au Manolopoulos de narrateur, même si la fin de l'histoire n'est pas celle qu'il a toujours espérée en secret, il se pourrait bien que le fait d'écrire enfin l'histoire de la bande sera à même de lui faire accéder à cette liberté que son ami lui a toujours enjoint de prendre à pleins bras. 

lundi 10 février 2020

Mariama Bâ : UNE SI LONGUE LETTRE, Le serpent à plumes, 2001


Sorti en 1979 au Sénégal, ce livre témoigne de l'engagement de Mariama Bâ dans la lutte pour l'émancipation des femmes de son pays d'abord, mais de toutes les femmes.

Il s'agit de la lettre qu'une femme envoie à sa meilleure amie, alors que son mari vient de mourir. Elle lui rappelle leur jeunesse commune, celle qui les a vu, toutes deux, épouser un homme qu'elles avaient choisi, en dehors des conventions traditionnelles, de leurs échanges intellectuels sans fin, et surtout de la complicité qui liaient les quatre amis. Elle se souvient du bonheur jusqu'au jour où... le mari de l'amie prend une deuxième femme, jusqu'au jour où... son propre mari prend une deuxième femme. Elle y explique pourquoi, contrairement à son amie qui s'est séparée, elle a décidé de rester, de tenir bon, un peu par nostalgie, beaucoup parce que "j'ai fait (le) choix que ma raison refusait mais qui s'accordait à l'immense tendresse que je vouais à Modou Fall". (son mari).

Elle refuse d'ailleurs les propositions de mariage qui lui sont faites à peine son veuvage entamé. Elle ne perd pas espoir d'une "autre chose à vivre. Et cette "autre chose" ne pouvait être sans l'accord de mon coeur".

Puis elle raconte les enfants - elle en a 12 ! - les doutes sur l'éducation. L'aînée qui "tombe enceinte" alors que ses études ne sont pas terminées, la décision de la soutenir.

" On est mère pour aimer, sans commencement ni fin. (...) On est mère pour affronter le déluge. Face à la honte de mon enfant, à son repentir sincère, face à son mal, à son angoisse, devrais-je menacer ?"


Par cet ouvrage, Mariama Bâ dresse le constat de la prise de conscience par les femmes du statut qui leur est fait dans la société et de leur lutte, au quotidien, pour maintenir une dignité si souvent mise à mal.