vendredi 15 février 2019

Laurent Gaudé : SALINA, LES TROIS EXILS, Actes Sud, 2018


Laurent Gaudé nous offre ici un roman qui tient de la tragédie antique, du conte d'un griot, des légendes et de la mythologie. 

Dans un pays où c'est le cimetière qui décide d'ouvrir ses portes, où Charon n'exige pas une pièce, mais le seul récit de ce que fut la vie du défunt, où seuls les étrangers ont droit à ce passage, parce que "la ville a soif" des histoires qui viennent de loin, un fils, Malaka, restitue la vie de celle qui fut sa mère, Salina.

Au début, il y a un cavalier, surgi du fin fonds du désert, qui , sans un mot, dépose au sol un bébé hurlant de faim. Le clan des Djimba n'ose l'approcher et se contente de le regarder pleurer en espérant que le soleil ou les hyènes auront raison de ses cris. Jusqu'à ce que l'une des femmes du clan, décide de braver l'interdiction tacite et le prend dans ses bras. "Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t'appelle Salina".

Dès le deuxième chapitre, Salina vieillie et sachant sa fin proche, enjoint son fils à l'emmener au-delà de la montagne que personne n'a jamais franchie afin de ne pas être enterrée dans le désert qui l'a vue se battre et se venger d'un destin qui ne lui a épargné aucune douleur.

"Malaka s'arrête, laisse un temps l'air doux du soir passer sur son visage. Personne autour de lui ne bouge. Aucun bruit ne vient interrompre ce silence. Il a besoin de respirer plus profondément. Il sait ce qui vient, il sait ce qu'il va devoir raconter. Il faudra parler du corps de sa mère qui n'était qu'une enfant, de ce corps qui avait commencé à saigner comme une fille, et qui pouvait être fécondé comme une femme. Il faudra parler de sa mère avec sensualité, du désir qu'elle faisait naître, du désir qu'elle avait en elle et sur lequel tous ont craché. Il va le faire. Il n'a pas peur. Il doit juste prendre son temps."

Mariée de force, violée le soir de ses noces, Salina met au monde un premier enfant que, telle une Médée, elle rejette et se contente de nourrir. "Je le prends, regarde. Je le nourris oui. Mais il n'aura rien de moi. (...) Qu'il sente je plie face à toi, cela me va. Il comprendra alors qu'il a une mère par obéissance et en restera troué à jamais".

Forcée à l'exil après la mort de son mari, elle couve en son sein un tel besoin de vengeance qu'elle met au monde un enfant-colère qui lui apportera une revanche bien amère.

Ce n'est que grâce à la sagesse de celle qui a épousé celui qu'elle aimait, qu'elle trouvera enfin la paix.

Comme toutes les tragédies, celle-ci nous parle aussi de notre présent, de l'accueil ou non de l'exilé et de la difficulté de dire et de connaître ses proches.

Un roman court, mais intense qui laisse un sentiment lumineux.


samedi 9 février 2019

Gilles Ortlieb : L'ARBRE-SERPENT, Bordas, 1982


Gilles Ortlieb, réunit dans cet ouvrage cinq contes populaires grecs, de ceux "que l'on se faisait raconter par une grand-mère ou un vieil oncle, qui les tenaient eux-mêmes de leur arrière grand-mère ou de leur grand-oncle" du temps où, en Grèce, "les habitants des villages se connaissaient tous par leur prénom et où les ânes étaient encore le plus sûr moyen de circuler".

De "L'arbre-serpent" aux "Mésaventures du paysan" en passant par "Les trois bons conseils", ils nous racontent tous la revanche d'un petit peuple pauvre qui par son ingéniosité, sa rouerie parfois, parvient à s'enrichir et à sortir de sa condition.

"Quant au paysan, il fut de retour chez lui le soir même, pas fâché au fond de sa mésaventure puisqu'il en revenait, chaussé de neuf, sur un cheval fringant, au lieu e la vieille chèvre et du petit âne sur lequel il était parti."

Pas de morale chrétienne, d'ailleurs la religion en est totalement absente. Il faut croire que ces contes tiennent plus des épopées antiques que des histoires destinées à faire accepter sa condition et à s'en contenter.

On y trouve souvent une part de magie ou d'extraordinaire que ce soit celle d'un serpent généreux, d'un renard forcément rusé ou d'une femme dont le fils n'est autre que le soleil en personne.

" Et le dimanche suivant le maçon reprit son luth et retourna dans le jardin. Le serpent était déjà là, qui l'attendait. Comme la première fois, tous les deux chantèrent et dansèrent jusqu'au soir, puis le serpent s'éclipsa, abandonnant à nouveau une bourse remplis de pièces d'or".

Seul le dernier conte, celui du "Couseur de sacs" nous présente un homme trop malheureux, trop résigné, persuadé suite à un rêve, que la source de sa destinée "c'est moi, moi seul, qui l'ai bouchée". Le généreux gouverneur qui l'avait pris en sympathie doit s'y prendre à trois fois pour le sortir de son état.

"- Tiens, prends-les, (des pièces d'or) elles sont à toi... J'ai voulu t'aider à déboucher la source que toi-même avait bouchée en rêve, mais tu n'as rien voulu savoir. J'espère cette fois que tu feras un bon usage de cet or et que je ne t'entendrai pus jamais chanter ta triste complainte... Allez, va et ne me remercie pas. Bonne chance !"

On imagine aisément que ces contes, à défaut de changer vraiment leur condition, apportaient un peu d'espoir à ceux qui les écoutaient.

mardi 5 février 2019

Pierre Lemaitre : TROIS JOURS ET UNE VIE, Albin Michel, 2016


Décidément, quand un auteur a du talent, il peut se permettre de traiter aussi bien des gueules cassées de la grande guerre que d'un simple fait divers.

Dans une bourgade où les notables "ventripotent", les ouvriers travaillent encore, même si l'unique usine fait face à quelques problèmes, où les curés prêchent, où les bigotes minaudent, où les enfants jouent et se disputent comme partout ailleurs, le ronron de la quotidienneté va être chamboulé par la disparition d'un petit garçon suivie immédiatement après par la fameuse tempête Lothard.

Mais celui dont la vie bascule, durant ces trois jours de 1999 alors qu'il n'a que 12 ans, c'est Antoine. Car si le petit a disparu, c'est de sa faute. Et pourtant, malgré l'enquête de la gendarmerie, les battues de recherche vite abandonnées en raison de la tempête, son secret restera bien gardé.

Et c'est là où le talent de Lemaitre intervient. Car si les angoisses d'Antoine nous tiennent en haleine, les adultes de son entourage semblent tout faire pour que le scandale n'éclate pas, tout faire pour ne pas voir la culpabilité qui transpire de l'affolement du jeune adolescent.

"Sur la disparition de Rémi et le rôle qu'Antoine y avait joué, elle ne savait rien de précis, n'importe qui aurait été submergé par des images sordides, de l'épouvante à l'état pur, mais Mme Courtin, elle, avait sa méthode. Elle élevait entre les faits qui la dérangeaient et son imagination, un mur haut et solide qui ne laisser filtrer qu'une angoisse diffuse qu'elle atténuait grâce à une quantité inouïe de gestes habituels et de rituels intangibles. La vie doit toujours reprendre le dessus, elle adorait cette expression. Cela signifiait que la vie devait continuer de couler, non pas telle qu'elle était mais telle qu'on la désirait."

Il n'empêche, Antoine va vivre avec l'angoisse de se voir démasqué et son destin en est complètement bouleversé. 

Jusqu'à la fin, Lemaitre entretient un suspens qui nous empêche de poser le livre pour passer à une autre activité et les toutes dernières pages remettent en question les certitudes accumulées tout au long du récit. Du grand art, et en plus sans prétention !

dimanche 3 février 2019

Romain Gary : LES RACINES DU CIEL, Gallimard, 1956


Un roman qui m'a passionnée et plus d'une fois étonnée par l'actualité de son propos. 

L'intrigue se passe pourtant, en pleine Afrique Equatoriale Française. Outre  l'administration coloniale, on y rencontre  toute une série de personnages échoués sur les bords du fleuve Chari et au fil du récit on apprend les raisons et le parcours de chacun d'entre eux. Mais le protagoniste est un certain Morel, qui se pique, au nom de la sauvegarde de la nature, de faire cesser la chasse à l'éléphant prisée tant comme passe temps par des colons désœuvrés que par les trafiquants d'ivoire. Face au mépris dont il fait l'objet dans la capitale, Morel s'associe à Waïtari, un "Tchadien" qui rêve d'obtenir l'indépendance de son pays, quitte à faire entrer de force les membres de son peuple dans la modernité. L'éléphant devient donc un symbole de puissance et de liberté.

"Je dois vous dire aussi que j'ai contracté, en captivité, une dette envers les éléphants, dont j'essaye seulement de m'acquitter. C'est un camarade qui avait eu cette idée, après quelques jours de cachot - un mètre dix sur un mètre cinquante - alors qu'il sentait que les murs allaient l'étouffer, il s'était mis à penser aux troupeaux d'éléphants en liberté - et, chaque matin, les Allemands le trouvaient en pleine forme, en train de rigoler : il était devenu increvable. Quand il est sorti de cellule, il nous a passé le filon, et chaque fois qu'on n'en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l'Afrique. Cela demandait un formidable effort d'imagination, mais c'était un effort qui nous maintenait vivants."

Morel fait preuve d'une telle confiance dans le bien fondé de son combat pour l'écologie, qu'il ne peut que déranger son entourage et les autorités qui l'accusent de cacher ainsi son soutien aux groupuscules indépendantistes. Ces derniers en revanche l'accusent de trahison à force de ne donner de l'écho qu'à sa lutte en faveur des éléphants.

"La France seule pouvait le (Waïtari) comprendre et l'apprécier : il se sentait perdu au coeur de l'Afrique, ses sorciers et des fétiches. Il se savait plus intelligent, plus doué, plus instruit que quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent : docteur en droit et licencié ès lettres, auteurs d'ouvrages remarqués. Mais il s'était délibérément séparé de la France, d'abord par une erreur de calcul, ensuite, surtout, parce que le système politique français, ses institutions et ses traditions conservatrices ne pouvaient être conciliés avec son ambition, son goût du pouvoir et sa volonté d'imposer à l'histoire l'empreinte indélébile de son nom. Et il se sentait tout autant à l'écart des tribus africaines, parce qu'il représentait une menace pour leurs coutumes ancestrales, une révolution. Il ne pouvait rien attendre de côté-là : il lui fallait atteindre indirectement l'opinion publique mondiale. Mais lorsqu'il essayait de profiter de l'entreprise insensée de Morel pour tenter de lui donner un contenu politique, les masses populaires en Europe et en Amérique prenaient au sérieux cette ridicule histoire de protection de la faune africaine, se passionnaient pour la défense des éléphants et continuaient à l'ignorer, lui, et la cause de l'indépendance africaine qu'il incarnait."

Ce roman foisonne de réflexions et d'informations sur cette période, traite de liberté, du pouvoir, du courage, de l'utopie. Il fait du bien, même si l'on sait que l'histoire, elle, ne se termine pas bien...