vendredi 4 mars 2011

Yasmina Khadra : L'IMPOSTURE DES MOTS, Julliard, 2002

Au tout début 2001, après trois ans d'exil au Mexique, Yasmina Khadra décide de s'installer à Paris et de se rapprocher ainsi de sa terre natale, l'Algérie. Dès la première nuit, le "spectre" de Kateb Yacine lui rend visite et le met en garde contre les difficultés qui l'attendent puisqu'il est un "apatride du verbe", ce à quoi, Khadra répond : "Tu es venu chercher quelque chose. Moi, je suis venu chercher quelqu'un." 

Tout est dit. D'un côté la relation des événements ayant suivi la publication de L'Écrivain, de l'autre le combat entre ces deux Moi, ce mélange improbable entre deux identités a priori incompatibles ?

La révélation de sa véritable identité, Mohammed Moulessehoul, officier supérieur dans l'armée d'Algérie entraîne Yasmina Khadra dans une valse médiatique effrénée. Les interviews s'enchaînent. On reconnaît la valeur de l'écrivain, mais on est déçu de le savoir militaire, et on se met à avoir des doutes sur sa participation aux massacres dont on accuse l'armée. 

"Armée de sa plume de tous les combats, elle (Françoise Aubenas) se jette dans la bataille. De toute évidence, elle n'aime pas le médaillon Khadra à cause de ses deux faces. Ne déteste pas non plus. Elle est surtout déçue. Elle s'attendait à des révélations fracassantes; elle n'a droit qu'à une inébranlable sincérité chiante comme une déclaration sur l'honneur. (...) Elle s'interdit de croire qu'il n'y ait pas anguille sous roche, que ce militaire fasse exception à la règle malgré son treillis de brute et l'immonde réputation de son institution.
De mon perchoir, j'observe la bataille rangée et ne souffle mot.
Le commandant Moulessehoul est déçu, lui aussi. Il croyait la guerre classée et est triste de se livrer à un duel de sourds où les armes pipées tirent misérablement à côté". 


Khadra aussi est déçu. 
"Bien sûr, on parle plus de la confusion qui prévaut au bled que de littérature. La seule fois où je suis reçu en écrivain, c'est sur le plateau d'"A toute allure", chez Gérard Lefort et Marie Colmant. Deux succulences". 

Et la polémique enfle et Khadra qui a une "âme de porcelaine, (que) la plus insignifiante éraflure suffit à me disqualifier" souffre des dérapages de cette intelligentsia parisienne à la recherche du scoop, "car ce n'est plus le génie, c'est la notoriété qui fait vendre." Encore faut-il être reconnu du bon côté de la pensée unique !

Khadra ne fera aucune concession à la notoriété et ira jusqu'au bout de sa vérité en publiant une lettre ouverte dans laquelle il réaffirme:

"Je me rétracte ? ...Aucunement. Je n'ai pas failli à mes engagements, ni changé d'un iota dans mes déclarations. J'ai régulièrement rendu hommage à l'armée à travers les différentes interviews que j'ai accordées à la presse occidentale, arabe et algérienne. A l'heure où la question "qui tue qui ?" battait son plein, et au risque de compromettre ma carrière littéraire, j'ai dédié "L'automne des chimères" au soldat et au flic de mon pays; c'était en avril 1998."
Mais, là où le livre prend toute sa dimension, c'est dans le combat que Khadra se livre à lui-même, dans ce combat pour rapprocher ses deux identités, dans cette "recherche de quelqu'un", qui n'est en fait que lui-même.

Il n'aura de cesse de s'interroger à coup d'insomnies, de convoquer à la barre de sa propre conscience, non seulement les personnages de ses propres romans, mais aussi Nietzsche et Zarathoustra, en passant par Nazim Hikmet, sans oublier bien sûr, ce fameux commandant Mohammed Moulessehoul qui lui est si proche et pourtant si encombrant : 

"- Rejoins tes fantasmes et restes-y. Tu courtisais la gloire, elle t'ouvre ses bas. Mets-y le paquet, montre-lui l'étendue de tes frustrations. Tu voulais conquérir le monde avec une machine à écrire et une rame de papier ? Tu disposes de plus que ça. Mais rappelle-toi ceci, Yasmina. Quelles que soient la générosité de tes éditeurs et les clameurs de tes fans, partout où portera ta muse, tu ne seras qu'un gamin de neuf ans que son père a chassé de la maison et que l'amour de tous les hommes n'en saurait consoler. (...) S'il y est question de malédiction, dis-toi qu'elle ne te poursuit pas; elle est en toi". 

Ce livre très dense est, comme toujours chez Khadra, d'une honnêteté intellectuelle à toute épreuve. S'il fait office de brûlot contre la pensée unique, il est aussi un incroyable exercice d'introspection et de remise en question. Et je ne voudrais pas terminer ce billet, sans dire, à quel point il est magnifiquement écrit. Cette description d'un orage dans le ciel de Paris, (mais certainement dans la tête ou le coeur de l'écrivain) en est la preuve :


©John A
"Outrés par les opacités chaotiques régnant dans les hautes sphères, les éclairs s'illusionnent de briser l'omerta des dieux. Ils fulminent dans un ballet de manoeuvres de diversion. Leur zèle tentaculaire fait sortir le tonnerre de ses gonds. Des roulements gargantuesques étalent alors l'envergure de leur indignation par-dessus la ville, ébranlant les immeubles jusque dans leurs fondations. Devant l'ampleur des sommations, un apaisement précaire s'ensuit, le temps d'une petite pause puis, de nouveau, ça et là, les bigarrures aveuglantes reprennent leur simulacre de protestation, aussi tape-à-l'oeil que des slogans à blanc, prenant de plus en plus goût à se couvrir de ridicule."

4 commentaires:

  1. J'avais adoré ce livre qui remue tant et tant de "parisianismes" auxquels nous souscrivons sans même y penser ! Ton billet me donne envie de le relire, ce que je ne fais - en principe - jamais ! Mais une belle émotion ne se refuse pas.

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  2. Comme je le disais à une amie blogueuse, j'étais un peu en panne de lecture à ce retour de vacances, mais plus maintenant !
    Merci, Amartia et belle journée !
    Norma

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  3. c'est un peu décevant de voir une erreur dans l'en tète d'un blog de lecture!!!
    "que je les aie aimés" est une tournure erronée plutôt dire " que j'ai aimés"

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  4. je pense qu'il ne s'agit pas d'une erreur, mais simplement d'un oubli de ponctuation, c'est à dire une virgule entre "des livres" et "que je les aie aimés.....";
    bonne lecture

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