dimanche 19 avril 2020

David Diop : FRERE D'ÂME, Seuil, 2018


Parce qu'il n'a pas su se libérer à temps de "la voix intérieure qui ordonne", Alfa Ndaye, tirailleur sénégalais durant la grande guerre, n'a pas pu achever son frère d'arme alors que celui-ci le supplier d'abréger ses souffrance. Mais maintenant, "il sait, il a compris". Désormais "ses pensées n'appartiennent qu'à lui" et il peut penser par lui-même. 

C'est ainsi que commence de roman, très court, mais d'une intensité effroyable. Tout y est : la colonisation, la boucherie des tranchées, l'impossibilité de communiquer, le poids des traditions, la souffrance de la perte d'un être cher, le besoin de vengeance, l'injustice et la folie humaine collective. Mais il y a plus : la magie du conte, le désir de se libérer, l'amitié au point de se fondre dans l'autre, la transgression des interdits.

"J'ai pensé que je n'en avais plus que sept parce que mon copain Jean-Baptiste le facétieux, le plaisantin, m'en a volé une. Je l'ai laissé faire parce que c'était ma première main coupée et qu'elle commençait à pourrir. Je ne savais pas encore quoi en faire. Je n'avais pas encore eu l'idée de les sécher comme les femmes des pêcheurs de Gandiol le font du poisson."

De héro à l'audace sans pareille, Alfa fait peur, sa "bravoure " devient folie. Alfa dirait qu'il est enfin lui-même. N'abrite-t-il pas désormais celui qui est "plus que son frère", son frère d'âme.

Un roman riche et puissant qui, s'il se lit d'une traite, mérite certainement une deuxième lecture tant il offre de facettes et d'angles de vue. 

Les lycéens qui lui ont décerné le prix Goncourt 2018 ont fait preuve d'une belle maturité !

jeudi 16 avril 2020

Sylvain Tesson : LA PANTHERE DES NEIGES, Gallimard, 2019


Connaissant le goût de Sylvain Tesson pour l'aventure et les expériences extrêmes, il n'est pas étonnant qu'il ait accompagné son ami Vincent Munier dans la quête de l'un des animaux en voie de disparition, dans les confins du Tibet, à près de 5000 m. d'altitude et par des températures de -20° à -30°. Le maître mot de ce roman, c'est la patience. Car il en faut pour rester à l'affût, sans bouger, sans parler, sans fumer (même le cigare !) alors même que l'apparition de la panthère des neiges est plus qu'improbable. 

"Certaines nuits, rêvassant sur une terrasse parisienne du cinquième arrondissement, je me voyais au  calme dans une chaumière de Provence, mais je chassais aussitôt la vision pour imaginer la piste aux aventures. Incapable de me fixer une direction unique, hésitant entre l'arrêt et le mouvement, soumis à l'oscillation j'enviais les yacks, monstres cadenassés dans leur déterminisme et par là même dotés du contentement d'être ce qu'ils étaient, postés là où ils pouvaient survivre. (...)
La bête, elle, se cantonnait par nécessité au milieu où le hasard l'avait enfermée. L'encodage la prédisposait à survivre dans biotope, aussi hostile fût-il. Et cette adaptation la rendait souveraine. Souveraine parce que dénuée d'envie de se trouver ailleurs." 

Je dois avouer que contrairement à l'unanimité des éloges qui ont été portées à cet ouvrage, je suis restée un peu sur ma faim. Je n'y ai pas retrouvé la profonde sincérité que la forme du journal avait apportée à son livre : "Dans les forêts de Sibérie". Que Tesson ne soit pas à l'aise avec la modernité, on le sait bien maintenant, mais ses aphorismes qui me paraissent parfois gratuits m'ont semblé malheureusement et paradoxalement souvent mêlés de "parisianisme". Peut-être que le manque d'immédiateté dans l'écriture en est la cause.

Il n'en reste pas moins que cet apprentissage de l'affût, que cet hymne à la beauté en font un très bon récit d'aventures mêlé à quelques considérations philosophiques intéressantes.



mercredi 8 avril 2020

Kostas Moursélas : LES ENFANTS DU PIRÉE, Cambourakis, 2012


Le narrateur, Manolopoulos, ne sait pas très bien comment commencer à dresser le portrait de Louïs, son ami de toujours, qui n'est "pas vraiment petit, pas vraiment laid, pas vraiment beau, pas vraiment paresseux, pas vraiment illéttré, pas vraiment athée". Va-t-il commencer par son mariage ? Ou bien pas comment il a été coincé et forcé à se marier ? Faut-il parler de Fatmé, celle qu'il a sauvé de la prostitution tout en essayant de la "refourguer" à son copain ? Bref, Louïs et indéfinissable, si ce n'est pas l'adjectif "libre". 

Dans le Pirée d'après la guerre civile, alors que la chasse aux communistes bat encore son plein, une bande d'amis, découvre l'amour, le sexe, la politique. La première partie se contente de nous narrer les nombreuses aventures des uns et des autres, mais dans lesquelles, un personnage sort toujours du lot, le fameux Louïs.

"Un caporal est venu, suivi d'un troufion, et ils se sont plantés devant nous.
- Eh ! mec, ramène-toi, le commandant te demande. Suis-nous, a-t-il dit à Louïs. Et lui, en aristocrate de naissance, il a siroté les dernières gouttes de son thé, il a ramassé les cigarettes et, le briquet dans le creux de la main, il s'est levé.
- Allez, magne-toi ! T'es pas invité à un cocktail !
Le caporal lu a donné une bourrade. Le paquet et le briquet sont tombés par terre. Il a fait mine de se pencher pour les ramasser.
- Laisse-les ! T'en auras pas besoin, lui a dit le soldat en posant son godillot dessus.
Et il les a écrasés en rigolant.
J'allais me lever pour protester. Le caporal m'a fait rasseoir.
- Toi, tu la fermes !
- Ce n'est pas la peine, Konstandis, a ajouté Louïs. Ce sont des potes. On va s'arranger en route.
Et il m'a fait un clin d'oeil.
J'étais sûr qu'avant d'arriver au quartier général, il les aurait si bien cuisinés que tous deux se rangeraient de son côté.
Louïs, on ne peut ni le haïr, ni lui en vouloir Il ne fait pas partie de ces hommes que l'on peut ignorer ou oublier. (...)
Juste avant qu'ils ne disparaissent, j'ai eu le temps de voir le caporal sortir son paquet de cigarettes pour lui en offrir une et l'autre sortir son briquet pour la lui allumer."

Mais le temps passe, les amis mûrissent, apprennent un métier ou font des études, ils se marient, pas toujours avec celle qu'ils aiment, souvent en fonction des intérêts économiques des familles. Tous ? Non, bien sûr, pas Louïs qui passe d'un petit boulot à un autre, d'une femme à une autre, mais qui reste toujours fidèle à ses principes et à son ami Manolopoulos, qu'il exhorte de se sortir du conformisme ambiant. 

Un roman touffu, dont j'ai perdu quelques fois le fil, mais qui a su me retenir jusqu'au bout grâce à des passages magnifiques dus à l'acuité du regard que Moursélas porte sur la société petite bourgeoise athénienne, avec ses rêves et ses angoisses, et de laquelle au moins une femme semble s'être échappée grâce à l'exemple de Louïs. Quant au Manolopoulos de narrateur, même si la fin de l'histoire n'est pas celle qu'il a toujours espérée en secret, il se pourrait bien que le fait d'écrire enfin l'histoire de la bande sera à même de lui faire accéder à cette liberté que son ami lui a toujours enjoint de prendre à pleins bras.